Monday, May 17, 2010

Sans dieu ni maître

Dans Gods and Monsters (1998), on voyait un très vieux monsieur, interprété par Ian McKellen (dandy devant l'Éternel), se déclarer le père de Frankenstein. C'était vrai : James Whale, légende de l'Hollywood d'or des années 30, a dirigé les deux premiers (les deux seuls, selon lui) volets de la série : Frankenstein (1931) et The Bride of Frankenstein (1935) ; en revanche il n'a pas fini sa vie sénile et nymphomane comme on le voit dans Gods and Monsters, où Brendan Fraser fait les frais de son appétit sexuel proche de la psychose. En réalité, il est mort en 1957, et sans doute rien n'indiquait qu'on pouvait imaginer l'avenir de cette personne réelle sous les traits de ce vieillard à moitié fou, illuminé par son génie et perclus dans sa solitude. Les scénaristes de Gods and Monsters ont donc de l'imagination, mais pas seulement : ils ont aussi le respect des références du passé. Car un tel film n'existe évidemment qu'en hommage, pour célébrer ou ranimer la mémoire de Frankenstein ; Frankenstein, incarnation parfaite du monstre, demi-dieu détraqué et miraculeux, mélange de personne humaine et de désir d'inertie. La force de Frankenstein, c'est son désespoir : plus qu'un zombie, il souffre d'avoir été tiré de son sommeil primordial. Il n'a aucune force pour exister, et sa force ainsi ne sert qu'à détruire. De la même façon, le croupissant James Whale de Gods and Monsters ne désire rien tant que violer une dernière fois la beauté qu'il voit autour de lui ; mais juste derrière ce désir-là se trouve son envie de mourir. La frustration homosexuelle d'un vieillard, thème que l'on peut considérer comme absolument nouveau au cinéma, se dispute donc l'enjeu du film avec le désespoir de vivre, thème au contraire vieux comme le monde. C'est cette contradiction, cette monstruosité d'intentions qui donne à son film sa structure, sa progression et son intérêt.

C'est qu'un monstre comme Frankenstein, même soixante-dix ans après sa création, garde une originalité et une puissance d'incarnation peu courante. Il n'est pourtant pas plus destructeur qu'un autre ; à vrai dire le petit village allemand ou autrichien qui subit les méfaits de son passage n'est pas une grande cause de traumatisme. On est bien plus dérouté par Godzilla, pardon, "Gojira", qui en une nuit dévaste la majeure partie de Tokyo, laissant à la place un champ de ruines comme on a a vu à l'époque. C'est toute une civilisation qui meurt sous les attaques de Gojira. Il s'en développe d'ailleurs un esprit national parfois embarrassant, tant l'armée japonaise par ses envies d'être montrée, célébrée, occupe l'espace du film (un peu comme Avatar est un déploiement militaire constant). Mais on est justement dans le post-nucléaire avec Gojira, incarnation des monstruosités du passé qui peuvent à tout moment revenir ; un vieillard de village prononce son nom pour la première fois ; il faudra le croire pour se rendre à l'évidence. C'est donc un engouement général qui s'effectue autour de l'apparition de ce monstre. Une lutte unanime. La lutte n'est certainement pas unanime dans Frankenstein, même à l'occasion de cette poursuite dans les collines où les villageois dispersés et armés de feu s'égarent partout, reviennent aux mêmes endroits et se contredisent. Il n'y a dans le reste du film aucune impression d'entraide généreuse ; aucune rédemption. Comme si le surgissement du monstre signifiait déjà la perte de toute action vraiment humaine entre les autres personnages. Le monstre semble ainsi figer le temps de tendresse ou de compassion entre les personnages, que la terreur envahit toute entière. La réaction à l'apparition de Gojira se fait au contraire immédiatement dans la douleur et la compassion ; c'est tout le Japon qui souffre en une nuit. Les nuits suivantes sont des aggravations du drame, tandis qu'on se met à découvrir la solution, plus noire encore que le danger. La douleur, et par la suite le désespoir d'accepter la mort, qui fondent la philosophie de ce Gojira (1954), sont des éléments pour ainsi dire impossibles dans Frankenstein ; le monstre n'a aucune intention de s'habituer à sa mort vivante, son état de mort n'est pas acceptable ; sa douleur est insondable, et on sent bien qu'il cherche à comprendre ce qui lui arrive : on s'identifie donc. On ne s'identifie de toute façon pas avec Gojira.

On s'identifie d'autant moins avec Godzilla dans Godzilla (1998). Déjà pour des raisons de budget, parce qu'on avait vu mieux juste avant et que le cinéma de grande audience perdait alors un peu de ses moyens. Les acteurs sont clairement de seconde zone et n'encadrent aucun fil narratif à la hauteur de ce qui leur arrive. Le monstre est tellement grand et insurmontable qu'on voit revenir les têtes des acteurs avec une sorte d'agacement. Ce général d'armée ou commandant en chef m'a paru notamment de la platitude la plus arrogante et la plus niaise possible.

Mais il faut bien reconnaître qu'un aperçu du Gojira de la version japonaise (maquettes d'hélicoptères, immeubles en carton sur fond de feu) donne envie d'en goûter un peu plus dans la version américaine ; c'est malheureusement vite absurde, puisqu'au lieu de détruire New York comme toute l'exposition en formule la menace, Godzilla se balade tranquillement entre les immeubles déjà évacués, comme si c'était sa ville ; il est sympa, il a envie de visiter. Quelques idioties parviennent même à l'apprivoiser : il suffit de ne pas bouger (le spécialiste du nucléaire qu'est Matthew Broderick s'y connaît), ou de lui livrer toute prête une centaine de tonnes de poissons ("It works !" doit être prononcé de temps en temps). L'intérêt peut-être de cette version assez ratée, c'est son réalisateur. Roland Emerich n'est pas n'importe qui. Il y a dans Godzilla un certain humour des détails, humour un peu nul si l'on veut, parfois assez insistant, parfois juste de détail. La première scène de Matthew Broderick le montre balbutier quelques secondes entre son croate et son anglais (puisqu'il s'est porté volontaire pour aller ratisser Chernobyl), puis dire "Ah shit!" et pour le reste du film parler un anglais parfait. Beaucoup d'éléments aussi peu nécessaires jonchent le film et lui donnent du crédit. Par la suite ce sont des personnages maladroits qui font un geste cocasse, un gradé qui éternue dans sa main juste avant de la tendre. On comprend qu'Emerich aime raconter les ascensions, les montées de pouvoir, les actes héroïques comme les profits personnels. Il s'attache à la personnalité du "gentil", de la "gentille" pour contrecarrer cette dialectique, comme les incarnations parfaites du mérite : le gentil savant a été viré du projet, il est récupéré par les Français (Jean Reno et sa troupe, aurait-on pu trouver pire) au fil desquels il découvrira une amitié sincère (?) et la garantie d'être reconnu-compris-aimé à la fin ; la gentille reporter-to-be diffuse la vidéo du savant, mais elle se fait piquer le sujet par son patron diabolique ; elle finira tout de même par décrocher la chance de sa vie en allant jusqu'au bout de son erreur et en la réparant. Le système de châtiments et de rédemptions dans Godzilla répond d'ailleurs à un pur diktat hollywoodien, établi depuis longtemps et qui persévère encore aujourd'hui.

James Whale devait bien se marrer, lui, dans le Hollywood des années 30.

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