Friday, May 7, 2010

Habitude et Attention

Première de toutes les capacités humaines, selon Goethe, est l'attention. Mais elle partage cette primauté avec l'habitude, qui dès le départ entre en rivalité de prééminence. Toute attention doit s'écouler en habitude, si elle ne veut pas faire éclater les êtres humains, et toute habitude doit être interrompue par l'attention si elle ne veut pas paralyser l'être humain. Noter quelque chose et s'y accoutumer, s'offenser et se réconcilier avec quelque chose – tels sont les sommets et les creux des vagues dans la mer de l'âme. Mais cette mer connaît des moments de calme. Il ne peut y avoir aucun doute qu'une personne qui est entièrement concentrée sur une pensée qui la tourmente, sur une douleur et sur ses pointes soudaines, peut soudain être déconcertée par un bruit à peine perceptible, un insecte bourdonnant ou voletant, qui aurait bien pu échapper à une oreille plus attentive et plus aiguisée. On peut présumer que plus l'âme est concentrée, plus elle est facilement distraite. Pourtant cette écoute concentrée n'est-elle pas simplement le développement ultime de l'attention, mais aussi sa fin – le moment où elle donne naissance à l'habitude ? Le bourdonnement ou le battement est le seuil, et imperceptiblement l'âme le franchit. C'est comme si elle ne souhaitait plus revenir au monde accoutumé – comme si elle habitait maintenant un nouveau monde, un monde dans lequel la douleur est un intendant. L'attention et la douleur sont complémentaires. Mais même l'habitude a son complément : nous en franchissons le seuil pendant le sommeil. Car ce qui vient à nous quand nous rêvons est une nouvelle et originale attention qui s'efforce d'émerger des entrailles de l'habitude. Les expériences quotidiennes, les expressions rebattues, les vestiges demeurés dans un coup d'oeil, la pulsation du sang – tout cela, jusqu'alors inaperçu et présent sous une forme contrefaite et excessivement aiguë, fait l'étoffe des rêves. Dans le rêve il n'y a pas de stupéfaction, comme dans la douleur il n'y a pas d'oubli, car tous deux portent en eux-mêmes leur opposé, tout comme pendant une accalmie les sommets et les creux des vagues se trouvent mélangés les uns aux autres.
(Walter Benjamin, One-Way Street)

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