Wednesday, May 26, 2010

Araki rit


Pour moi, le cinéma de Gregg Araki commence là : Nowhere. À l'époque il n'était pas aussi couru que maintenant de voir à l'écran à la fois du gore, des teens, du sexe, de la drogue, de l'alcool et des pulsions suicidaires. Ce fut un vrai rafraîchissement.

Mais enfin, pour plusieurs raisons, il était sans doute bon d'attendre quelques années pour en revenir à Araki. D'abord parce qu'en France, il ne faut tout de même pas espérer trop de miracles (la distribution de ses films devra attendre Mysterious Skin (2004) pour être significative) ; ensuite parce la génération décrite dans toute la première partie de sa filmographie (les années 90) mérite qu'on l'observe d'un peu loin. La "doom generation", la "génération whatever", la "fucked-up generation". Qui se souvient ? En gros, c'est la génération Kurt Cobain (ce qui ne fait finalement que quelques années, entre 92 et 95). Dieu qu'il était gonflant de vivre à cette époque ! Les boys band commençaient à exploser d'un peu partout, la "dance" esquintait les oreilles... On voyait des films comme Esprits rebelles (Dangerous Minds, 1995), on était censé admirer des stars qui ne nous disait rien ("Alliance Ethnik") et on se trouvait face à un Hollywood endormi, qui produisait les daubes comme on prévoit les cadeaux de Noël des frères et soeurs. Bref, non, c'était pas la joie. J'écoutais "Crazy" d'Aerosmith à l'époque (aujourd'hui encore d'ailleurs) et je m'amusais à me casser la voix dessus.

Du coup Araki, à l'époque, c'était mieux, parce que c'était tout ça mais avec un grand cri de rage au milieu. Dans The Doom generation (1995), deuxième film de sa trilogie apocalyptique, on perdait peut-être encore plus les pédales que dans Nowhere (qui était le troisième) : le script s'évadait dans l'irréel, les intentions narratives étaient à peine cohérentes. Il n'était pas question de raconter un joli conte américain sur la société d'aujourd'hui. Au contraire, les personnages généraient autour d'eux un chaos complet, si bien qu'on sortait complètement du réel et qu'on touchait à la fois au film d'horreur, à la science-fiction, au teen-movie et au porno. L'important étant de résumer un sentiment : le bonheur désormais impossible. C'était aussi le thème de Nowhere, et du premier film de la trilogie, Totally F***ed up (1993) ; l'idée générale que l'on retirait de ces films, c'était que "personne ne peut m'aider, parce que tout le monde est aussi perdu que moi."


Ce désespoir intégral était déjà le thème majeur de The Living End (1992), qui en parodiant le grand succès du moment (Thelma & Louise) imaginait un road-trip hors la loi entre deux séropositifs. Il y avait alors un petit espoir au fond des ténèbres : oui, on va mourir, on n'a plus rien à prouver ou à respecter ; mais on peut encore jouir l'un par l'autre, et ainsi survivre. Comme toujours dans les films d'Araki, l'un des personnages est plus raisonnable que l'autre ; les querelles et les incompréhensions rythment l'avancée de la relation ; pour se rapprocher, l'un des deux doit modifier ses convictions. Le discours de la peur, de la raison, des conséquences, ne l'emporte jamais ; c'est le révolté, le suicidaire, l'antisocial qui triomphe, bien que son triomphe se signe par la mort (aucun spoiler ici, car ni l'un ni l'autre ne meurt à la fin – oups – mais leur séropositivité les engage à mourir).





C'est bien joli, mais quelle morale dans tout ça. Je ne me posais pas vraiment la question quand j'en étais à regarder Nowhere, car la réussite formelle et le discours semi-révolutionnaire me plaisaient tels quels. Il n'y avait évidemment aucune commune mesure entre la réalité décrite dans ces films, et la réalité tout court. Je pensais qu'il fallait les voir pour leur audace. Après tout, on n'est pas souvent servi par des gens véritablement immoraux.

Mais voilà que la fucked-up generation, comme toutes les générations, a disparu. Les années 2000 sont arrivées. On n'en pouvait plus : dans l'effervescence du début de millénaire, de son réseau mondial et de ses tours écroulées, il fallait du cinéma décomplexé, affichant tout, se riant du scandale. Je n'ai rien sous la main pour étoffer cette démonstration, mais je suis à peu près sûr de moi quand même.

Ce qui marque au contraire le parcours d'Araki au tournant du siècle, c'est sans conteste une modération. Les fanfaronnades sans structure des années 90 sont terminées ; il est temps d'aborder la réalité.


La réalité, dans Mysterious Skin, n'est pourtant pas très claire : deux enfants, puis adolescents, semblent voir l'un dans l'autre comme dans un miroir, mais au centre de leur vision, un mystère résiste à leur compréhension, les empêche de grandir, leur pourrit la vie... Découvrir ce film, pour un fan d'Araki de la première heure, était sans doute déroutant ; finis les joyeux bordels : on s'attaque à Freud, on va dans les coins sombre de la sexualité (la pédophilie), on insiste sur la noirceur du monde plus que sur son hallucination. Bref, soudain, Mysterious Skin est un drame. Du coup, aucun des merveilleux artifices de mise en scène qu'on peut admirer dans les films précédents ne se retrouve ; l'atmosphère est plutôt celle du thriller pesant, et les corps sont filmés avec patience, la caméra est calme et pleine ; si le sang doit gicler, la scène se préparera d'abord une raison pour le faire ; et ainsi on progresse dans un silence chargé d'angoisse, au lieu de brûler l'angoisse dans la folie de chaque plan. Le sentiment de malaise, de réelle tristesse pour ces deux garçons amplifie, se fait plus précis et plus vrai ; on les comprend.

Cette approche nouvelle du réel se confirme dans Smiley
Face (2006), véritable bijou de comédie avec Anna Faris (mais où est-elle passée ?) en stoner. Rien de plus : le film traite entièrement et exclusivement de la weed, et de la relation dévastatrice qu'on peut entretenir avec elle. Là encore, au milieu des années 90, Araki filmerait des acteurs défoncés, mais complètement cool. En 2006, la pauvre Jane est pathétique, perdue entre ses sachets d'herbe, "waisted" à dix heures du mat : et c'est tout ce que le film nous montre. Ses délires la font beaucoup rire, mais on ne sait pas pourquoi. Le monde extérieur n'a plus rien de l'apocalypse de Nowhere : on reconnaît tout de suite le L.A. cosmopolite et moderne du vingt-et-unième siècle. Aucune raison, dans un tel contexte, d'être "totally fucked-up" ; on a tort, désormais, de fuir la société, de ne pas faire d'effort, de se laisser dériver. La morale de Smiley Face ressemble à une leçon. Mais l'ambition d'Araki est justement de suivre jusqu'au bout ce personnage de looser, d'en faire l'héroïne de son film malgré la nullité de son caractère ; n'importe qui aurait préféré suivre les aventures du personnage joué par Adam Brody, dealer magnifique et rusé ; on reste avec cette Jane qui n'a rien à faire, qui foire tout, qui est un ratage intégral. C'est ça la réalité.


Il est d'autant plus alléchant, après ce petit tour d'horizon, de voir les premières images de Kaboom, le nouveau film de Gregg Araki, hors-compétition au dernier Festival de Cannes. Car l'esthétique chamboulée qu'on y aperçoit rappelle déjà l'ambiance de Nowhere ou de The Doom Generation (sur le thème : "Ma journée est un enfer"). L'allure de Thomas Dekker ressemble à s'y méprendre à celle de Craig Gilmore dans The Living End. Les thèmes qui ont fait le cinéma d'Araki ((homo)(hétéro)(bi)sexualité, rêves, meurtre) semblent très présents ; du reste, on le présente comme une partouze généralisée (ce qui n'est pas nouveau). Il va y avoir de quoi se réjouir...

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