Thursday, June 10, 2010

Deus ex machina

Ma période Maggie Smith me fait faire des folies : ainsi Tea with Mussolini (1999), petit conte un peu trop mignon de Franco Zeffirelli. Maggie Smith y fait merveille en veuve d'ambassadeur et plus grande dame de Grande-Bretagne. Si l'histoire fait sourire (comment un groupe de ladies folles de l'Italie se trouvent embringuées dans la guerre et finissent en héroïnes protectrices du patrimoine), les actrices sont délicieuses : Cher, Judi Dench, Joan Plowright. Mais le plus intéressant, dans ce film, c'est le traitement accordé au rôle-titre. Il n'est jamais facile de faire apparaître un personnage historique au milieu d'une fiction ; c'est encore plus corsé lorsque celui-ci est l'un des trois grands dictateurs du siècle : comment éviter le piège d'irréalisme ? Comment ne pas tomber soit dans la caricature (Chaplin dans Le dictateur) soit dans la performance d'acteur (Bruno Ganz dans Der Untergang - La Chute), soit plus simplement dans l'audace ratée (Martin Wuttke dans Inglorious Basterds).

Le problème est peut-être plus aigu avec Mussolini qu'avec Hitler, l'un étant clairement diabolique, l'autre plutôt gros, chauve, un peu ridicule et supposé fascinant. Or dans Tea with Mussolini, tout cela est évoqué, mais on n'a pourtant pas l'impression d'un personnage grotesque ou caricatural. Il n'est d'ailleurs pas question de faire un véritable personnage de cet homme : il n'a qu'une scène et deux phrases. Le "thé" en question, cependant, est d'importance : Lady Hester, veuve d'ambassadeur (je me répète moins qu'elle sur le sujet), se rend personnellement à Rome pour faire connaître au Duce le traitement infligés aux Anglais par la milice fasciste (des anarchistes, selon elle). Son hôte, qui alors a toute sa sympathie, lui offre un thé en signe de bienveillance ; on prend une photo, et la chose est faite : Lady Hester a obtenu "l'immunité diplomatique". Par la suite, on revoit plusieurs fois cette photo, encadrée et conservée comme un talisman par sa propriétaire, qui se croit ainsi délivrée de l'histoire, de la guerre, du fascisme ; au contraire, elle a été flouée par un dictateur. Mussolini évidemment ne lève pas le moindre petit doigt en faveur des Anglais, et la guerre qui se précipite sur l'Italie entraîne le petit groupe dans la tourmente. On garde donc de cette apparition fugace du Duce une seule impression : c'est un menteur.



La chose est moins claire, et d'autant mieux traitée, dans Amarcord (1973) : l'histoire d'un petit village dont se souvient Fellini pour y avoir vécu son adolescence dans les années 30. On ne verra jamais apparaître Mussolini, et pourtant deux scènes emblématiques sont censées se produire en sa présence : d'abord une grande "fête du peuple" qui tourne au carnaval, et qui devient si délirante que tout le monde en oublie sa déception de ne pas l'avoir aperçu (il était sûrement là quelque part, il n'était juste pas facile à distinguer) ; puis une sorte de cérémonie nautique où tout le village se réunit sur la mer (Adriatique je crois bien) pour guetter le passage du Duce sur son paquebot : et là encore, il ne faudra pas espérer la moindre apparition de sa part. Le personnage qui occupe tous les esprits est donc relayé au statut de fantasme collectif. En spectateur éclairé, on comprend qu'il est naïf de croire en sa présence réelle, que cet amour pour le Duce est une chimère, un palliatif, un vice, qu'enfin, là encore, cette dictature est fondée sur le mensonge.

Le traitement du sacré dans Amarcord traduit le besoin qu'ont les villageois de s'identifier à ce chef absent : les comportements individuels sont trop épars, la cohésion religieuse ne suffit plus à donner un souffle unitaire à cette société ; le film s'ouvre et se ferme sur le retour du printemps, seul vestige cultuel encore capable d'émouvoir tout le monde. Pour le reste, la sexualité, l'honneur et la difficulté de vivre ensemble encombrent les esprits ; Dieu n'offre pas le secours suffisant. Pourquoi donc ne pas prendre un homme réel et en faire un dieu. La Gradisca, cette sulfureuse diva du pauvre, trouve ainsi sa raison de vivre dans le Duce, qui résume à la fois sa fierté de madone et sa libido ravageuse.


Cette divinisation du politique est encore plus
inquiétante dans Le jardin des Finzi-Contini (1970). Comme dans Tea with Mussolini, il est question d'un groupe de privilégiés et de leur sort sous le fascisme ; sauf qu'ici ce ne sont pas des Anglaises (ce qui ne porte pas vraiment à conséquence) mais des juifs. Le parti pris de ne rien livrer de l'histoire officielle rend l'avancée du fascisme plus mystérieuse, plus impalpable : les personnages ne voient rien venir, et le spectateur à qui on ne donne aucun repère voit lui aussi l'étau se refermer, brutal et implacable. La cause du malheur, dès lors, n'est pas Mussolini mais cette progression irrésistible de la tragédie, selon des forces qui échappent aux pauvres humains. Les projets de vie, et en particulier de mariage, se trouvent brusquement interrompus par une logique qui a pris le pas sur la leur ; et ce jardin, qui représentait pour le héros un Éden à conquérir, est finalement abandonné, vidé de ses habitants et de sa sacralité ; une autre force, dont on ne sait rien, lui a fait concurrence et l'a vaincu.


Thursday, June 3, 2010

Hashish à Marseille

Où suis-je au lieu d'être cet arbre, me dis-je.

Par bien des aspects, l'effet vécu par la consommation d'herbe s'approche des intentions recherchées dans la phénoménologie. La tentative d'absorption de Roquentin dans son bock de bière, dans La Nausée, a été écrit après une série d'altérations de l'esprit. Sartre jugeait très sérieuse la qualité de réflexion que lui permettait certaines séances d'hallucination. Mais Sartre pas seulement. Toute une certaine période des années trente à cinquante a expérimenté les conséquence sur la pensée, sur la recherche philosophique, de l'absorption des drogues. La réflexion sur la personne, sur l'individu historique contemporain, s'est vue gratifiée d'un double éclaircissement : d'un côté, on comprenait que la clarté de l'esprit pouvait aller jusqu'à une considération sur soi-même, chose que la phénoménologie conçoit comme nouvelle pour la philosophie ; mais de l'autre on admettait aussi le sentiment de maladresse et de ridicule qu'implique l'état "d'ébriété". Les tentatives d'écriture sur le sujet se réfèrent presque toujours à Baudelaire ; le poète avisé mais maladroit, en passage constant dans la ville et comme hors d'elle ; déséquilibre de l'idée et de l'action qui a rendu perplexe plus d'un penseur. Walter Benjamin se décrit ainsi assistant à la danse de ses plats devant le menu d'un restaurant à Marseille : sa stupéfaction n'en finit pas. Il se lève sans raison, ne sait plus où s'asseoir. Et cependant cette maladresse même a la capacité d'exister entièrement ; elle semble indiquer l'effet de défaillance de l'attention que produit la concentration de l'esprit – de l'âme dirait-il. Benjamin pour définir cet état part d'un rapprochement avec le mythe du fil d'Ariane :

"Pour commencer à résoudre l'énigme de l'extase de transe, on devrait méditer sur le fil d'Ariane. Quelle joie dans l'acte simple de dérouler une boule de fil. Et cette joie est très profondément liée à la joie de transe, comme à celle de création. On avance ; mais en avançant, non seulement on découvre les tours et les détours de la caverne, mais on goûte ce plaisir de la découverte à l'encontre de l'autre contexte, de l'autre bonheur rythmique qui déroule le fil. La certitude de dérouler une pelote parfaitement roulée – n'est-ce pas la joie de toute productivité, au moins dans la prose ? Et justement sous l'effet du hashish nous sommes des êtres-prose enchantés au plus haut degré."

Faut-il déduire de cette dernière phrase que la maîtrise et le pouvoir du langage sortent renforcées par le hashish ? La confiance qu'attache Benjamin aux joies spontanées, originales, semble ici triompher ; c'est bien une expérience originale qui se vit. Il y a un fil de pensée à retracer. Ce qui impressionne Benjamin dans la saisie d'une pensée originale, c'est justement le long chemin que cette origine a déjà devant elle, et qu'il lui faut prendre en compte pour se déclarer comme telle. L'origine d'un phénomène n'étant que de façon infinitésimale la production de notre pensée, c'est par la suite le questionnement du phénomène en question qui peut faire approcher son origine. Il n'en ressort pas un renoncement impuissant chez Benjamin, car cette origine infime et inaccessible contient beaucoup de manifestations, dont le hasard même a de la valeur. La connaissance aléatoire des origines permet une écriture en fragments ou en "moments de pensée", qui isolent chacun à leur tour une partie du fil. Il en ressort l'espoir que l'origine retrouvée puisse influer sur le temps présent, lui rappelle la vibration particulière de son existence finie et crée un temps "messianique" car transformé par sa réapparition. Le temps messianique pour Benjamin n'est pas un temps tellement différent du notre. "Mais un temps un peu différent." Un temps, semble-t-il, où s'accomplirait en permanence l'éveil de l'esprit sur son propre éveil, la conscience de l'origine de la conscience. À voir.

Wednesday, June 2, 2010

Bien joué


Plongé en ce moment dans la (délicieuse) lecture d'Howards End d'E.M. Forster (publié en 1910), je repense à la (non moins délicieuse) performance d'Emma Thompson en Margaret dans l'adaptation de Merchant-Ivory (Howards End, 1992). Déjà sans avoir lu le livre je m'étais dit : elle est parfaite ; maintenant que cette Margaret de papier se superpose à celle que j'avais en tête, mon opinion se confirme : elle était parfaite.

Pourquoi ? Margaret Schlegel est un
personnage difficile : elle a 29 ans,
n'est pas très belle mais a plus d'intelligence que la plupart des gens de son âge ; elle commet des erreurs de jugement dues à sa trop bonne éducation, elle se laisse emporter par sa vivacité, sa bonne humeur, sa bienveillance. Surtout, et c'est là que réside le bon choix de casting, elle doit apparaître entre deux âges : non pas positivement vieille fille (car alors le veuf Wilcox n'a pas de raison d'être attiré par elle), mais déjà engagée dans l'existence, expérimentée (quoi qu'elle en dise), et douée d'une certaine autorité qui lui fera, au final, acquérir Howards End. Son autorité doit paraître à la fois usurpée aux yeux des enfants, et justifiée auprès du père. Elle est donc un modèle de bonté mais aussi un modèle de fermeté. L'ambivalence se dégage complètement du jeu d'Emma Thompson, déjà grande dame par son âge, maîtrisant la gestuelle mondaine et les inflexions de voix ironiques, mais également fantasque, vive, excentrique. Une autre bonne idée est d'ailleurs de lui avoir donné comme soeur Helena Bonham Carter, folle et intimidante comme elle, quoique clairement plus jeune.

Ce qui me fait penser à d'autres bonnes idées de casting. Vaste sujet, mais dont les exemples pris au hasard apparaissent vite comme des évidences. Dans Intolerance (1916), film qui entremêle quatre périodes de l'histoire en quatre récits, la partie contemporaine met en scène une jeune fille aussitôt surnommée : "La Petite Chérie" ("The Sweet One"). Elle n'a pas de prénom, et elle est plus définie par son âge que par une identité précise. Dans ce rôle, Mae Marsh apparaît comme un choix lumineux.

La Petite Chérie ne cesse de grandir et de se confronter à la tragédie de son existence ; son innocence et sa jovialité de départ, enfantines et naïves, doivent céder le pas à une tristesse, un effroi et un désespoir trop durs pour son âge. Il fallait donc une actrice, en quelque sorte, trop jeune pour le rôle. Les costumes de petite fille du début du film lui donnent à peine treize ans ; mais dans la deuxième partie, abandonnée et privée de son enfant, elle semble avoir vieilli trop vite sous son châle de laine, elle n'a plus d'âge. Pour clore la scène des "Vestales de l'Élévation" (des femmes d'âge mûr, qui se veulent éclairées et qui décident, par vertu moderne, de confisquer les enfants aux mères de prisonniers), un carton nous dit : "Suffer, little children", et l'on comprend que sont désignés par là aussi bien la mère que son bébé, premières victimes de l'intolérance.

J'imagine donc que je considère comme un "bon choix" l'actrice qui sait suggérer et résoudre par son jeu une contradiction ou un dilemme propre à son personnage. C'est ce que fait Kim Novak avec brio dans Vertigo (1958) : d'abord froide, raide et magnifique dans son rôle d'épouse tirée à quatre épingles, elle parvient à se faire passer pour une brune un peu vulgaire, toute de passion et de (fausse) naïveté.

C'est que Kim Novak est une beauté un peu spéciale. Je ne voudrais pas être méchant mais, vue sous un certain angle, elle a ce menton un peu proéminent, ces yeux un peu vides, cette bouche inexpressive. Il n'est d'ailleurs pas donné à n'importe qui de pouvoir changer de visage par un simple changement de coiffure : il faut des traits quelques peu insignifiants, vite oubliables. Or, pour peu qu'elle perde sa blondeur idyllique, on ne se retourne plus vraiment sur cette femme dans la rue, sauf si, comme le malheureux Scottie (James Stewart), on a la mémoire persistante.

Enfin un dernier exemple me vient en tête de très bon choix de casting. Pourtant le film, lui, est assez épisodique, car très littéral : Madame Bovary (1991). Il faut un certain degré de talent pour savoir incarner ce personnage dans toute sa complexité : une femme à la fois très sévère, très froide, et finalement complètement folle, passionnée, emportée par sa fureur d'amour et de vice. Pas facile. Mais cette description semble presque aussi bien correspondre à Isabelle Huppert qu'à Emma Bovary. Peut-être faut-il connaître et "suivre" l'actrice pour apprécier pleinement ses habitudes de jeu, ses stratégies d'actrice. La folie, l'emportement, ça la connaît : elle a bâti sa carrière sur la question. Aussi on lui voit à tout moment des airs de langueur qui n'annoncent rien de bon ; on cherche à décrypter sur son visage les prémices de son hystérie. Elle sait mêler l'intelligence à l'égarement. Elle donne à ses personnages des allures de stabilité mais souligne en même temps, par de petits riens, des décalages de plus en plus graves, des glissements psychologiques irréversibles. Par un mouvement de l'épaule ou du menton, elle indique des sursauts de caractère, une violence contenue. Bien sûr, certains diront qu'elle fait toujours la même chose. C'est vrai : mais parfois ça tombe bien.


Tuesday, June 1, 2010

Little Joe




Il s'en passait des choses dans les années 60, on n'a plus idée. Dans notre explosion de la "bulle internet" et nos licences pornographiques généralisées, on se croit un peu trop vite dédouané de toute pudeur ; mais aucun pénis n'apparaîtra dans un film américain avant encore plusieurs années, plusieurs décennies peut-être : trop shoking. On a le droit de tout vendre et de tout montrer, mais on ne juge pas moins ceux qui achètent et qui regardent.

Heureusement dans les années 60, et pour toujours, il y a eu Joe Dallesandro. Ah ! Joe Dallesandro... Dans les films plus ou moins bricolés qu'il tourne sous la direction de Paul Morrissey, avec Warhol à la production, Joe Dallesandro explose de masculinité, d'impudeur, de naturel, de naïveté simple et belle. "A wonderful actor who forever changed male sexuality on the screen", a dit John Waters. Difficile en effet de ne pas se sentir remué par les premières images de Flesh (1968), où l'on surprend Joe endormi, nu sur le ventre, plein de sa silhouette impeccable. Immanquablement, on veut en savoir plus (ce qui ne tarde pas à arriver). Par la suite, il faut le reste du film pour se remettre d'un tel spectacle ; le petit Joe (je n'ai pas la taille exacte, mais il est petit) n'en finit pas de se montrer, de se livrer à la caméra sous toutes ses coutures. C'est délicieux.

L'avantage (contrairement au reste de sa carrière), c'est que ces films ont quelque chose à dire. Le montage "staccato" de Flesh suggère l'idée d'un film interdit, pris sur le vif et montré à la va-vite ; un film qui est la transgression même. Par la suite, Trash (1970) et Heat (1972) jouent sur d'autres registres, d'autres tabous, d'autres plaisirs : la drogue à haute consommation, la pulsion sexuelle pathétique. Joe Dallesandro passe à travers ces scripts avec la même présence, le même corps incroyable ; ses cheveux s'allongent, mais c'est toujours lui, minimal dans son jeu d'acteur et confondant de naturel. Les lieux de tournage alternent aussi : New York (Flesh), San Francisco (Trash), Los Angeles (Heat). L'idée semble être de passer en revue les différents vices de l'Amérique : prostitution, drogue, fame. De ce point de vue, si Flesh est le plus alléchant des trois films en termes de "dallesandrisme", Heat a quelque chose d'irrésistible dans son propos : on y rencontre une star(lette) vieillissante, pleine d'argent et d'orgueil ; elle offre un contraste pitoyable, par ses seins tombants et sa coiffure rehaussée, avec le bombesque Joe qui sans rien faire allume tout le monde. On voit se tramer des jeux d'influence ("I'll introduce you to everybody" : phrase emblématique de l'univers hollywoodien), mais qui ne fonctionnent pas vraiment. Et finalement, on clapote dans une atmosphère rance, faite de frustrations et d'amour-propre ; ces personnages sont odieux, égoïstes, cruels ; il ne faut rien espérer de gratuit.

C'est bien le problème de Joe dans ces trois films : il n'a pas d'argent, il n'a que son corps et sa belle gueule, dans un monde où tout se paye. Dans chaque film, le besoin d'argent est lié à une motivation particulière : dans Flesh, Joe est marié et a un bébé ; dans Heat, c'est un acteur sur le retour, qui tente une reconversion dans la chanson et en attendant doit survivre à Hollywood ; enfin dans Trash, il est toxicomane : intéressant, car c'est le sort qui sera réservé à Dallesandro lui-même dans la suite de sa vie. On voit se profiler dans ce film la difficulté, le cercle vicieux qu'éprouvera l'acteur : son seul intérêt (se shooter) le rend amorphe, son corps ne réagit plus ; il perd sa "virilité", et ainsi son savoir-faire de gigolo est mis en péril. À lui tout seul, il est un symbole de la dérive et de la plongée en enfer des années 70.

Sunday, May 30, 2010

Miss Maggie

Maggie Smith, Dame de la Couronne d'Angleterre, est aussi une comédienne de théâtre et de cinéma depuis 1952. C'est rare.

Je n'ai pas vu tous ses films, loin de là, et je ne l'ai jamais vu sur une scène ; je la croise de temps en temps dans un second rôle ; elle a l'air d'avoir toujours été vieille, un peu pincée, un peu revêche, un peu old England. Ainsi dans A Room with a View (1985) ou dans Gosford Park (2001) : une vieille connaissance qu'on tâche d'éviter, pétrie de bonnes manières et de mauvaises habitudes. Or, au lieu de se spécialiser dans ce genre de rôle (en gros, l'aristocrate BBC), Maggie Smith apparaît dans des films hétéroclites, parfois mauvais, parfois pour deux scènes ; et à chaque fois, par masochisme ou par talent, elle semble chercher le rôle ingrat. Dans Sister Act, la pauvre mère supérieure n'est vraiment pas à la page, elle qui est seule à s'opposer au phénomène Woopy Goldberg ; dans l'adaptation d'Harry Potter, Minerva McGonagall arbore son air sévère et intraitable ; sa voix haut perchée pétrifie les élèves qui traînent dans les couloirs.

Non, décidément, elle n'est pas commode, Maggie Smith. Ce n'est pas nouveau. Déjà dans Clash of the Titans (1981), elle incarnait Thetis, déesse aux colères redoutables, qui désobéit à Zeus (Laurence Olivier) et se venge sur le héros Persée. Dans Othello (1965) on la choisit pour être Desdémone (déjà face à Laurence Olivier, autre crieur mémorable). Elle a le port stable, l'oeil profond, la voix forte et grave. On ne se risquerait pas à l'interrompre.

Et puis il y a son film. Le film où elle n'apparaît ni en mère supérieure, ni en tante aigrie, ni en professeur de transfiguration, mais en professeur tout court, et surtout, pour une fois, en personnage principal. C'était la première fois que je la voyais autant, ce fut comme une récompense. Le titre : The Prime of Miss Jean Brodie (1968).

Elle qui ailleurs a le plus aristocratique et le plus londonien des accents adopte ici la parlure d'une enseignante d'Edinburgh. Elle est jeune, gracieuse, infiniment ravissante dans ses robes colorées, pleine de gestes délicieux, de rires, de tournures de phrase qui ne sont qu'à elle. Tout le monde, à l'institut pour jeunes filles "Marcia Blaine", adore Miss Brodie, il est impossible de ne pas l'adorer, de ne pas la vénérer. Elle a entièrement voué son existence à son métier, à "ses filles", et elle explore avec elles toutes les strates possibles de l'enseignement ; comment ne la suivrait-on pas partout ?

C'est donc une héroïne, une vraie. Un détail cependant, assez vite, embarrasse le spectateur postmoderne : Miss Brodie est folle de "Benito Mussolini", dont elle n'a pas de mots assez forts pour décrire les exploits. Mauvais choix. Elle en régale un peu trop souvent ses petites élèves. On hésite quelques temps à lui passer cette incartade, mais on sent bien, puisqu'on est en 1932 puis en 33 puis en 36, que ce ne sera pas sans conséquence.

Miss Brodie est donc le parfait exemple de la fausse héroïne ; celle à qui on offrirait le monde, et qui en réalité a entièrement tort. L'exemple parfait, aussi, du rôle impossible à jouer ; car il s'agit de susciter, au fur et à mesure que le film progresse, un véritable conflit dans la conscience du spectateur, entre son amour infini pour cette maîtresse d'école idéale et son horreur devant cette fasciste convaincue. Maggie Smith donne de sa voix et de son regard pour camper une Jean Brodie sans peur et sans reproche, absolument sincère et en même temps beaucoup trop fière d'elle-même. Autour d'elle, tout le monde se laisse prendre, hormis la pauvre directrice qui n'a aucun moyen valable de l'exclure. La séquence de la lettre, qui marque l'apogée de cette attitude triomphante, est aussi un sommet dans l'art de Maggie Smith :


Wednesday, May 26, 2010

Araki rit


Pour moi, le cinéma de Gregg Araki commence là : Nowhere. À l'époque il n'était pas aussi couru que maintenant de voir à l'écran à la fois du gore, des teens, du sexe, de la drogue, de l'alcool et des pulsions suicidaires. Ce fut un vrai rafraîchissement.

Mais enfin, pour plusieurs raisons, il était sans doute bon d'attendre quelques années pour en revenir à Araki. D'abord parce qu'en France, il ne faut tout de même pas espérer trop de miracles (la distribution de ses films devra attendre Mysterious Skin (2004) pour être significative) ; ensuite parce la génération décrite dans toute la première partie de sa filmographie (les années 90) mérite qu'on l'observe d'un peu loin. La "doom generation", la "génération whatever", la "fucked-up generation". Qui se souvient ? En gros, c'est la génération Kurt Cobain (ce qui ne fait finalement que quelques années, entre 92 et 95). Dieu qu'il était gonflant de vivre à cette époque ! Les boys band commençaient à exploser d'un peu partout, la "dance" esquintait les oreilles... On voyait des films comme Esprits rebelles (Dangerous Minds, 1995), on était censé admirer des stars qui ne nous disait rien ("Alliance Ethnik") et on se trouvait face à un Hollywood endormi, qui produisait les daubes comme on prévoit les cadeaux de Noël des frères et soeurs. Bref, non, c'était pas la joie. J'écoutais "Crazy" d'Aerosmith à l'époque (aujourd'hui encore d'ailleurs) et je m'amusais à me casser la voix dessus.

Du coup Araki, à l'époque, c'était mieux, parce que c'était tout ça mais avec un grand cri de rage au milieu. Dans The Doom generation (1995), deuxième film de sa trilogie apocalyptique, on perdait peut-être encore plus les pédales que dans Nowhere (qui était le troisième) : le script s'évadait dans l'irréel, les intentions narratives étaient à peine cohérentes. Il n'était pas question de raconter un joli conte américain sur la société d'aujourd'hui. Au contraire, les personnages généraient autour d'eux un chaos complet, si bien qu'on sortait complètement du réel et qu'on touchait à la fois au film d'horreur, à la science-fiction, au teen-movie et au porno. L'important étant de résumer un sentiment : le bonheur désormais impossible. C'était aussi le thème de Nowhere, et du premier film de la trilogie, Totally F***ed up (1993) ; l'idée générale que l'on retirait de ces films, c'était que "personne ne peut m'aider, parce que tout le monde est aussi perdu que moi."


Ce désespoir intégral était déjà le thème majeur de The Living End (1992), qui en parodiant le grand succès du moment (Thelma & Louise) imaginait un road-trip hors la loi entre deux séropositifs. Il y avait alors un petit espoir au fond des ténèbres : oui, on va mourir, on n'a plus rien à prouver ou à respecter ; mais on peut encore jouir l'un par l'autre, et ainsi survivre. Comme toujours dans les films d'Araki, l'un des personnages est plus raisonnable que l'autre ; les querelles et les incompréhensions rythment l'avancée de la relation ; pour se rapprocher, l'un des deux doit modifier ses convictions. Le discours de la peur, de la raison, des conséquences, ne l'emporte jamais ; c'est le révolté, le suicidaire, l'antisocial qui triomphe, bien que son triomphe se signe par la mort (aucun spoiler ici, car ni l'un ni l'autre ne meurt à la fin – oups – mais leur séropositivité les engage à mourir).





C'est bien joli, mais quelle morale dans tout ça. Je ne me posais pas vraiment la question quand j'en étais à regarder Nowhere, car la réussite formelle et le discours semi-révolutionnaire me plaisaient tels quels. Il n'y avait évidemment aucune commune mesure entre la réalité décrite dans ces films, et la réalité tout court. Je pensais qu'il fallait les voir pour leur audace. Après tout, on n'est pas souvent servi par des gens véritablement immoraux.

Mais voilà que la fucked-up generation, comme toutes les générations, a disparu. Les années 2000 sont arrivées. On n'en pouvait plus : dans l'effervescence du début de millénaire, de son réseau mondial et de ses tours écroulées, il fallait du cinéma décomplexé, affichant tout, se riant du scandale. Je n'ai rien sous la main pour étoffer cette démonstration, mais je suis à peu près sûr de moi quand même.

Ce qui marque au contraire le parcours d'Araki au tournant du siècle, c'est sans conteste une modération. Les fanfaronnades sans structure des années 90 sont terminées ; il est temps d'aborder la réalité.


La réalité, dans Mysterious Skin, n'est pourtant pas très claire : deux enfants, puis adolescents, semblent voir l'un dans l'autre comme dans un miroir, mais au centre de leur vision, un mystère résiste à leur compréhension, les empêche de grandir, leur pourrit la vie... Découvrir ce film, pour un fan d'Araki de la première heure, était sans doute déroutant ; finis les joyeux bordels : on s'attaque à Freud, on va dans les coins sombre de la sexualité (la pédophilie), on insiste sur la noirceur du monde plus que sur son hallucination. Bref, soudain, Mysterious Skin est un drame. Du coup, aucun des merveilleux artifices de mise en scène qu'on peut admirer dans les films précédents ne se retrouve ; l'atmosphère est plutôt celle du thriller pesant, et les corps sont filmés avec patience, la caméra est calme et pleine ; si le sang doit gicler, la scène se préparera d'abord une raison pour le faire ; et ainsi on progresse dans un silence chargé d'angoisse, au lieu de brûler l'angoisse dans la folie de chaque plan. Le sentiment de malaise, de réelle tristesse pour ces deux garçons amplifie, se fait plus précis et plus vrai ; on les comprend.

Cette approche nouvelle du réel se confirme dans Smiley
Face (2006), véritable bijou de comédie avec Anna Faris (mais où est-elle passée ?) en stoner. Rien de plus : le film traite entièrement et exclusivement de la weed, et de la relation dévastatrice qu'on peut entretenir avec elle. Là encore, au milieu des années 90, Araki filmerait des acteurs défoncés, mais complètement cool. En 2006, la pauvre Jane est pathétique, perdue entre ses sachets d'herbe, "waisted" à dix heures du mat : et c'est tout ce que le film nous montre. Ses délires la font beaucoup rire, mais on ne sait pas pourquoi. Le monde extérieur n'a plus rien de l'apocalypse de Nowhere : on reconnaît tout de suite le L.A. cosmopolite et moderne du vingt-et-unième siècle. Aucune raison, dans un tel contexte, d'être "totally fucked-up" ; on a tort, désormais, de fuir la société, de ne pas faire d'effort, de se laisser dériver. La morale de Smiley Face ressemble à une leçon. Mais l'ambition d'Araki est justement de suivre jusqu'au bout ce personnage de looser, d'en faire l'héroïne de son film malgré la nullité de son caractère ; n'importe qui aurait préféré suivre les aventures du personnage joué par Adam Brody, dealer magnifique et rusé ; on reste avec cette Jane qui n'a rien à faire, qui foire tout, qui est un ratage intégral. C'est ça la réalité.


Il est d'autant plus alléchant, après ce petit tour d'horizon, de voir les premières images de Kaboom, le nouveau film de Gregg Araki, hors-compétition au dernier Festival de Cannes. Car l'esthétique chamboulée qu'on y aperçoit rappelle déjà l'ambiance de Nowhere ou de The Doom Generation (sur le thème : "Ma journée est un enfer"). L'allure de Thomas Dekker ressemble à s'y méprendre à celle de Craig Gilmore dans The Living End. Les thèmes qui ont fait le cinéma d'Araki ((homo)(hétéro)(bi)sexualité, rêves, meurtre) semblent très présents ; du reste, on le présente comme une partouze généralisée (ce qui n'est pas nouveau). Il va y avoir de quoi se réjouir...

Thursday, May 20, 2010

"You wanna be on top ?"

John ce matin me faisait remarquer, avec un petit regret dans la voix : "Oh that's right : ANTM's over now..."Et en effet, le mercredi ne sera plus tout à fait comme les autres puisqu'on n'en a fini de la treizième (O.M.G.!) saison d'"America's Next Top Model". Sigh.

Mais c'est montrer bien de l'enthousiasme pour peu de chose. Les réactions des internautes face à cette septième année (une saison tous les six mois) indiquent une certaine lassitude. À bon droit : un show globalement futile, sans rigueur, mal écrit, mal structuré. Chaque épisode rivalise de mauvaises idées, de séquences inutiles, de commentaires désolants des candidates. On se réjouit chaque semaine de voir enfin partir Ren, Brenda, Aleisha, Jessica (et autres noms en -a), tandis qu'on peste contre celles qui restent, et qui ne sont pas forcément meilleures (voire franchement pires, ce qui rend la présence en demi-finale d'Alexandra, modèle en "formes", peu crédible). Les acrochages publicitaires n'en finissent pas de dégouliner de l'écran (peut-être avec un peu moins de putasserie que dans "Project Runway", mais quand même), et tout l'intérêt de la série (comme dans "Project Runway") réside dans les huit dernières minutes, quand on voit les photos de la semaine et que les juges rendent leur décision.

Quel succès, pourtant. Est-ce la personnalité de la présentatrice Tyra Banks, experte en mannequinat, pleine de verve et d'humour, complètement inattendue dans son style d'insecte géant (John pour la parodier chante "You wanna be a bug?"). On remarque aussi à voir défiler puis à suivre les profils des candidates une certaine joie et une certaine douleur à détester d'emblée ou à se prendre de pitié pour l'une d'entre elle. "La pauvre Brenda." "Cette Ren, enfin !" (deux tonalités de réaction bien différentes.) Ce qui entraîne la question : faut-il être gay ou une fille pour aimer "America's Next Top Model" ? À l'évidence toute empathie à l'égard de l'une de ces candidates est soit franchement ironique, soit oubliable dès son éviction. On finit dans cette saison sur celle qui est le plus clairment destinée à gagner, depuis longtemps et à l'exlusion de toutes les autres malgré celles qu'on sauverait (Angelea et Simone). La fameuse Crista est d'ailleurs exaspérante dans ce rôle : elle s'attribue toutes les victoires avec un rire de mauvais goût qui s'ajoute à l'arrogance de winner qu'elle développe dans les séquences d'interview.

Il y a un historique d'ANTM qui se file à travers les candidates des cycles précédents (qu'on revoit de façon complètement décousue) ; on n'y prend pas vraiment goût, mais on sent, comme me le disait John, que Tyra, elle, "she's very serious about it." À vérifier un peu le parcours de la présentatrice, on la voit en effet créer et poursuivre sa vie, sa carrière et son ambition dans ce show, quinze ans après son entrée dans "the industry". C'est elle qui donne la leçon de mode la plus effervescente, la plus agitée, la plus convaincante de tout le plateau. Les autres juges sont là pour l'admirer, non qu'ils ne se sentent admirables eux-mêmes, mais leur prestige la rende plus divine encore. L'un est l'oeil de génie, le baron de la mode chez Vogue, l'autre le plus grand mannequin des années 80 (devenu photographe et un peu laid). Ce monde de la mode qu'elle domine ainsi, qu'elle fait miroiter dans la distribution de photos qui clôt chaque émission, représente pour Tyra des quantités d'argent et de liens qu'elle s'est créées toute seule. Forte femme.

La morale, avec un peu de surprise, en sort indemne. Il y a pire. C'est agaçant surtout de voir se chamailler ces idiotes, car certaines sont idiotes. Le décorum de reality-tv n'est vraiment plus nécessaire, et n'existe que pour ça : "More drama". Chacune a son bébé à défendre ou son adolescence tourmentée à Buffalo ; on n'en sort pas. On préfère définitivement voir revenir Tyra. Et puis on passe à autre chose. Avec Louis et John, après notre épisode du mercredi soir, on enchaînait régulièrement avec Law&Order. Different style.