Un jour, un savant autrichien fut invité en Suède à la suite d’un article qu’il venait de publier dans une revue scientifique et, après de longs entretiens, il se rendit à New York pour annoncer au monde l’objet de ses recherches. Le positivisme chinois, en la circonstance, fut aussitôt intéressé. Au milieu d’un long discours, cet homme, le Professeur Herrman de l’université libre de Vienne, prononçait la phrase qui se retrouva le lendemain en une de tous les journaux du monde : « I have found a way to handle Death. » En France, on trouva bon de traduire : « J’ai trouvé un remède à la mort. » D’autres langues venaient apporter plus de sobriété, mais l’événement qui ébranlait le monde avait tout de même un sens étrangement rassurant ; lorsqu’on lisait ensuite l’article, on comprenait que ça ne changeait rien dans l’immédiat, mais que cet homme avait construit dans une forêt d’Autriche un portail, « A gate », que l’on mourait en franchissant. Tout autour, dans cette forêt, pendant les deux ans qu’avait duré l’expérience, le professeur était formel : la mort n’existait plus. Il avait mesuré un périmètre d’au moins vingt-cinq lieues « sans mort » ; mais on pouvait facilement estimer la puissance d’un tel phénomène, selon le modèle de portail utilisé (et il en avait plusieurs à l’esprit) à plus de cent kilomètres. Les radiations, l’écosystème, la substance ontologique et d’autres théories invoquées lui permettaient d’affirmer que la mort se trouvait pour ainsi dire concentrée, attirée dans la matière si particulière du portail qu’il avait érigé. Il livrait cette découverte au monde et, par la même occasion, il faisait la proposition d’un référundum mondial : voulait-on de sa technologie. Il s’exprimait en termes très délicats sur le sujet, on lui avait bien recommandé de ne froisser personne ; si bien que tout le monde y vit son avantage. Certains pays, dès le lendemain, se déclarèrent favorables. On remarqua le zèle israélien. L’argent fit son entrée dans les conversations, et la couverture du territoire devint un enjeu de politique nationale, comme on disait alors. Les États ne dirent rien de plus avant la reconnaissance d’un vote public, qui eut lieu presque immédiatement dans tous les endroits du monde, avec une sorte de frénésie populaire. On était d’autant plus favorable à l’adoption du fameux portail qu’on avait l’impression d’en avoir compris la subtilité. Ce qu’il fallait penser, ce qu’il était vertueux et sage de penser à l’annonce d’une telle nouvelle, c’était qu’on allait pouvoir choisir de faire intervenir sa mort au bon moment. La partie qui émerveillait les gens plus émotifs concernait la démonstration sur la mort anéantie : sans qu’on ait besoin de s’en soucier, plus aucun accident, plus aucun meutre, plus aucune maladie n’atteignait l’entourage ; ou du moins, on ne pouvait plus dire « jusqu’à ce que mort s’ensuive ». L’environnement devenait pour ainsi dire vivant. Pour les spécialistes, la question restait encore de déterminer le type d’organisme et donc le nombre d’espèces concernés par les effets de cette machine. On ne résolut pas tout de suite de marché avec le vieux savant, qui cependant venait de voir sa vie réussir : au terme de l’hésitation, sous le déchaînement des passions de tous bords, beaucoup de pays firent leurs premières grâces au professeur. Il fut même courtisé par millions. On ne pouvait pas l’interdire de servir les concurrents, et il passa les six mois qui suivirent, heureux comme un roi, à traverser le monde pour se faire reconnaître et accepter des contrats. Au bout de ces six mois, on avait déjà assemblé autour de lui les fonds nécessaires à un énorme édifice qu’il fit construire en pleine Autriche, et il se mit à diriger de là la distribution de ses portes magiques dans le monde.
Ce fut la renaissance du journalisme. L’euphorie qui avait occupé tous les pays lettrés dès les premières semaines ne connut plus de limites. Tout renvoyait à la vie : on s’étonnait et on se bouleversait des vies, des histoires, des trajectoires des gens, ceux d’abord à qui l’on put épargner une fin douloureuse ou brutale, puis progressivement, à mesure que certains se lançaient d’eux-mêmes dans leur projet de mort (on vérifiait avec eux si c’était une bonne décision, puis on les laissaient franchir le portail), tout le monde. On se rendit compte qu’on était comme eux, qu’on était comme tout le monde, que maintenant qu’on pouvait choisir, il faudrait choisir. On sacralisa la vie, on en profita pour s’apesantir sur ce que devait être une bonne vie, une vie réussie, on eut plus de temps pour relire Nietzsche ou Adorno, et on intégra la donnée nouvelle de cette programmabilité de la mort à tous les systèmes philosophiques, économiques ou éducatifs qu’on avait jusque-là mis en place. Il en jaillit, fort heureusement, une véritable déferlante de joie, pleine, hygiénique, heureuse. Les hommes allaient bien, la peur, les guerres disparaissaient. Pendant dix ans, on connut un rayonnement humain considérable. Par la suite, avec plus d’amertume dans la voix, on continua à parler, à propos de cette période, de « la grande euphorie ». Les hommes croissaient désormais avec une régularité et un bien-être fascinants. On ne se sentait plus jamais menacé, on continuait à souffrir pour toutes les raisons qui font souffrir, mais les souffrances n’étaient plus inquiétantes. On s’en stupéfia, on comprit d’admirables principes, on écrivit des thèses. Les États s’en mélèrent, mirent en places des politiques d’abondance, et tout le monde retroussa ses manches. Certaines régions, que l’on n’avait pas encore équipé de portails faute d’argent et qu’on s’habituait à éviter, devinrent des lieux définitivement pauvres, où l’on croisait des gens malades et impotents, où l’on avait toutes les chances d’attraper les pires maladies de la terre. On ne s’y rendait plus, et si par malheur on s’y trouvait plongé, on revenait le plus tôt possible aux contrées civilisées. Un roman qui racontait précisément l’histoire d’un homme perdu en « terre naturelle » parut dans ces années-là ; il avait pour titre « L’Île oubliée ».
Cependant, parmi les puissances qui possédaient des portails en quantité suffisante pour estimer que leurs frontières étaient toutes couvertes, les nouvelles idées politiques prirent insensiblement des tournures différentes. En Chine, on décida bien vite d’un contrôle des morts ; et si aucun âge de vie limite n’était évoqué, on prenait soin en tout cas de couper court au budget des retraites. Certes, on ne convoquait personne à l’abattoir ; mais on faisait en sorte d’inciter les gens, passé un certain âge, à la mort volontaire. Plus personne ne se choquait du suicide, qui n’avait aux yeux des autorités « plus lieu d’être », puisqu’on était conduit devant le portail après des entretiens suffisamment sérieux pour que personne ne soit malheureux d’en arriver là. Et les gens, effectivement, comprenaient de quoi il s’agissaient, prenaient eux-mêmes au sérieux leur démarche ; la vie, en contrepartie, ressemblait de plus en plus à un don que l’on offrait au cours incessant des générations et des époques ; on mourait heureux de l’œuvre accomplie, sans frayeur quant à l’avenir du genre humain, et pourtant sans savoir plus qu’avant de quoi la mort était faite. On avait déjà appris à ne plus la craindre, et c’était suffisant pour l’oublier en tant que telle.
Dans le monde occidental, cependant, on s’offusqua de la conduite indigne des Chinois, et de plusieurs autres pays ; les Etats-Unis déclarèrent leur hostilité à toute « politique de la mort », et en fit son cheval de bataille pour les années suivantes. Le mot liberté n’avait jamais autant brillé aux côtés du mot démocratie. On entra dans une société du choix, du projet accompli, de la vie triomphante. Et sans qu’on y prenne garde, puis sans qu’on puisse rien y faire, on entama une guerre entre « pays de vie » et « pays de mort ». C’est aux Etats-Unis que l’expression « Death States », pour désigner les pays qui rationalisaient leurs morts, eut le plus d’impact. Plus généralement, on se mit à parler de rationalistes et de vitalistes ; entre les deux, l’Europe, le Moyen-Orient, le Japon, d’autres lieux encore, n’étaient pas unanimes. Dans la petite vie du quotidien, on ne comprenait pas bien de quoi il s’agissait, mais on jugeait déplaisante cette appellation « Death State », ce qui donnait une certaine impulsion de départ à la morale ; toute la subtilité d’une position défendable consistait à ne pas interdire la mort, mais sans tomber dans une permissivité trop grande, auquel cas on était traité de « Death State » à son tour. L’Autriche, qui avait été le berceau des nouveaux temps, en fit les frais. On s’éleva fermement contre ses tentatives de législation. Comme cependant on ne pouvait plus s’affronter que sur les « terres naturelles » si l’on voulait encore se tuer, il n’y eut pas de guerre à proprement parler. Mais la bataille des idées, les cabales culturelles, les rivalités anthropologiques et médiatiques prirent une importance et un sérieux imprévus. En quelques années, on vit se former des coalitions, des cercles, les pays qui n’étaient pas d’accord se fermèrent la porte au nez, et chacun vécut pour quelques temps dans un immobilisme nouveau, persuadé que c’était l’autre camp qui avait tort. Et dix années encore passèrent dans cette rancœur ambiante.
Pour le reste, tout allait bien ; les pays riches, déchargés du souci d’avoir à sauver des vies, n’avaient progressivement plus rien à se reprocher : on économisait de partout, on installait des portails en Afrique, on reversait l’argent de la santé dans des investissements technologiques inépuisables. Toute l’économie mondiale se tournait vers le bien-être, le confort, l’équité. On continuait à être pauvre et à avoir faim si on ne faisait rien, mais la compassion envers les affamés n’existait plus. La guerre ne faisait plus fortune, et le commerce des armes était presque totalement épuisé ; on avait commencé un peu partout, dans le monde civilisé, à faire des musées de l’arme à feu ; on renonça presque entièrement à vouloir anéantir son voisin : on avait compris que c’était impossible. L’activité, en revanche, n’avait jamais autant été portée aux nues. Les Etats-Unis jouirent comme jamais de leur optimisme traditionnel. La solidarité, l’amitié, la compréhension même s’intensifiaient entre les gens ; on voulait participer à l’avenir, on s’émerveillait de voir enfin se réaliser sur Terre ce que l’humanité avait attendu si longtemps. Si bien qu’on put donner naissance à une génération bénie, bercée de douceur et de pacifisme. Et c’est alors que les choses tournèrent mal.
Parmi ceux qui n’avaient pas connu l’ancien temps, on s’étonna de toute une foule d’archaïsmes, dans la pensée ou dans les mœurs, surtout en Europe. Les jeunes furent traités d’ignorants par les gens d’expérience ; mais ceux-ci appartenaient à toute une tranche d’âge qui n’envisageait toujours pas, après vingt ans de bonheur fou, de se rendre au portail le plus proche de chez eux ; au lieu d’une génération émaillée, trouée de ses morts successives, elle se présentait comme une couche solide, profondément réfléchie, et totalement intraitable. On ne pouvait rien contre ces gens-là. Les grandes fortunes s’accumulaient, les influences politiques dirigeaient tout, et face à ces jeunes gens à qui on livrait un monde superbe et qui faisaient la fine bouche, on observa un silence glacial. Il n’était pas question, en tout cas, de renverser, comme le voulait une partie de la jeunesse, l’empire de richesses qu’on venait d’élever. Mais aux premières résistances, toutes de paroles, qui se firent jour à propos des « puissances de l’argent », succédèrent bientôt des actes de vandalisme bien plus graves que ce que le siècle précédent, et les autres avant lui, avaient pu connaître. On détruisait par volonté de ne pas se plier à la parole des aînés ; il n’y avait donc pas de frein à la destruction. Lorsqu’enfin un collectif franco-allemand, qui s’était baptisé « Action Totale », entreprit de démolir tous les édifices d’État en Europe, l’inquiétude grandit. La beauté de cette rebellion de la jeunesse voulut qu’un triple coup d’état fût prononcé le même jour, à Londres, à Paris et à Berlin ; quelques jours plus tard, Vienne, Rome, Madrid, Athènes suivaient ; on renversait les hommes au pouvoir, on discutait de leur sort. Mais on avait agi sans réfléchir ; les principaux porte-parole étaient des étudiants en droit ou en philosophie, pétris de justice sociale et d’appareil d’État. Or on ne voulait plus d’appareil d’État, et on cherchait les bons arguments pour passer à autre chose.
Il fut décidé, dans la majorité des pays européens, que l’on organiserait des auditions au terme desquelles les chefs d’État et leurs ministres, que l’on avait mis dans des prisons de fortune, devraient déclarer leur volonté de mourir. Certes, on ne les forcerait pas : on avait été élevé autrement. Mais la pertinence de ces procès devait apparaître à tout le monde : il s’agissait de faire un bilan, de consigner les avancées civilisationnelles (cette jeunesse, plus que tout, s’exprimait avec idéalisme), puis de laisser la place aux générations à venir ; la mort était donc une belle façon de mettre fin au conflit.
Il y eut toute une série de cérémonies ; dans les capitales, on fit construire des portails comme on avait édifié des échafauts dans les siècles précédents. Mais on accueillait les condamnés en héros ; puisqu’ils venaient mourir, on ne leur en voulait plus, et on admirait leur fermeté d’âme. Ils défilaient sous les vivats de la foule, et on les regardait passer de l’autre côté du portail les larmes aux yeux. Comme le temps de la résistance était passé, et que finalement tout le monde était d’accord – du moins en Europe – on n’eut pas de crime à signaler. Seul le premier ministre grec, homme froid et qui toute sa vie avait eu une politique acerbe envers le petit peuple, voulut se soustraire aux autorités nouvelles. On le rattrapa dans les Carpathes. Pour faire un exemple, il fut légèrement torturé devant la foule, avant son passage de portail. On ne voulait pas entâcher de violence une si belle prise de pouvoir.
Cependant, ces événements étaient allés trop vite pour que les Etats-Unis pussent réagir. Quand on connut le bilan et le triomphe de la milice étudiante de l’autre côté de l’océan, on fut pris de panique. Les aéroports furent bloqués, puis les décisions les plus absurdes se succédèrent : on interdit l’entrée sur le territoire américain à toute personne de moins de trente ans ; puis, devant l’impossibilité d’une telle mesure, on construisit de grands bâtiments de quarantaine aux abords des grands aéroports, à New York, Chicago, Washington, Los Angeles. Mais la peur grandissait parmi les cercles politiques, on n’était pas tranquille. Du reste, on ignorait encore tout des intentions des jeunes européens. On était certain, en revanche, de ne pas vouloir subir le même sort que leurs anciens dirigeants. On n’eut pas de mal à rapprocher les agissements de cette jeunesse étrangère des pires atrocités du communisme ; et tout le monde aux Etats-Unis détestait déjà le communisme depuis longtemps. Aussi on se montra tout à fait hostile à toute prise de contact, à toute négociation avec les nouveaux groupes de décision qui s’installaient un peu partout en France, en Angleterre, en Allemagne. On rompit ostensiblement avec l’ancien monde, et on durcit la politique de bonheur qui avait si bien marché au cours des années précédentes.
La Chine, quant à elle, ne disait rien. Il y avait longtemps que son économie, sa culture, sa démographie dépendait entièrement de la « politique de la mort », selon l’expression consacré en Occident. Les richesses qu’accumulait le pays, et autour de lui l’Inde, le Japon et certaines zones russes qui avaient échappé au contrôle de Moscou, ces richesses étaient largement ignorées des autres parties du monde ; on s’était lancé, en Chine, dans un programme colossal, et les premiers effets commençaient tout juste à apparaître : tandis qu’ailleurs, et surtout sur le continent américain, on vivait dans un confort insensé, en Extrême-Orient rien n’avait changé ; mais on travaillait jusqu’à la mort, on faisait marcher les usines à plein régime, et on prenait soin de ne pas dépenser un seul yen inutile.
Sans qu’aucun rapprochement officiel ne fût déclaré, les jeunes européens commencèrent à admirer le réalisme chinois. On se mit à discuter sérieusement des quotas de morts à instaurer. Certains furent jugés trop timides, et l’heure était aux réformes d’envergure : à partir de cinquante ans, on n’était plus jeune, on avait fait son temps, il fallait accepter la volonté du peuple et mourir. Il y eut peu de voix, au sein de ces furieux anarchistes, pour réclamer plus de clémence ; et dans de nombreux pays, les exécutions reprirent, touchant l’un après l’autre tous les secteurs d’activité. On avait besoin de faire de la place, on en faisait : il était temps, disait-on à tout bout de champ, de passer aux choses sérieuses.
Alors, l’hypocrisie de la non-violence fut à son comble. On ne tuait personne : c’était chacun qui mourait, par respect pour ceux qui étaient déjà morts et par bienveillance pour les vivants. Sur les places des villes, les portails étaient un endroit où admirer les condamnés, qui se reconnaissaient entre eux par leurs cheveux grisonnants : on montait sur la belle estrade surélevée, on restait là quelques minutes, inspiré par les regards sympathiques des passants, on échangeait une belle phrase, de loin, avec ceux qui en avaient encore pour quelques années ; on prenait une large inspiration, puis on entrait dans le portail. Tout le monde était content.
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