"Proust, dit un de ses critiques, avance à reculons dans une nuit qui s'épaissit". C'est-à-dire que le futur ne sera connu dans son oeuvre que s'il est entre temps devenu passé, ce qui voue l'oeuvre à se développer sous la forme de "Prolégomènes à toute oeuvre future" : l'oeuvre ne pourra commencer à exister, à se contenir, à "avoir une contenance", que lorsqu'elle sera finie. C'est bien le mouvement de la vie même, comme aime à le rappeler Montaigne après tous les Anciens : une vie heureuse ne peut être jugée telle qu'après la mort. Et ce n'est pas sa propre vie qu'on peut écrire, mais son "avancée de vie". "Je ne peins pas l'être, je peins le passage." Combien de prétention il faudrait avoir pour faire le tour de l'être. C'est pourtant ce qu'on a fait, ce qu'on devait faire, il n'y a pas si longtemps : Être et Temps, L'Être et le néant... Il ne fut peut-être plus suffisant soudain, pour l'esprit du temps, de se contenter de cet espoir d'une vie accomplie dans l'avenir, c'est-à-dire dans la disparition. Il fallait de la prise, de la saisie, du "pour-soi", de l'authenticité, en un mot, de la phénoménologie...
Dans le domaine de l'écriture de vie, un tel mouvement est peut-être apparu avec Chateaubriand, l'homme aux mille morts, que les mémoires viennent ranimer, transporter, immortaliser. Le passé, la vie déjà vécue, est alors vu comme la matière vaincue, comme la preuve du triomphe de l'homme sur la vie : c'est ce que je fus. Question d'époque encore, sans doute. Il n'était pas bon de déclarer ses faiblesses, ses manques, ses impossibilités au sortir de la Révolution. Peindre le "passage", chez Montaigne, semble plus à même de rendre compte d'une vie nichée dans l'arbitraire, dans la rencontre, dans l'écriture décidée au hasard, ou à l'occasion. "Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné ses pieds au service que lui devait les mains, qu'ils en ont à la vérité à demi oublié leur office naturel. Au demeurant il les nomme ses mains, il tranche, il charge un pistolet et le lâche, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il tire le bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dés, et les remue avec autant de dextérité que saurait faire quelqu'autre ; l'argent que je lui ai donné (car il gagne sa vie à se faire voir), il l'a emporté en son pied, comme nous faisons en notre main." Voilà une anecdote qui n'est en rien démonstrative d'une "écriture de vie", et que Montaigne glane au hasard, au détour de son chapitre ; on ne semble pas en apprendre plus sur "l'humaine condition", sur l'homme, sur la vie ; c'est le récit fantasque d'une anomalie de la vie. Et pourtant, le chapitre s'intitule "De la coutume", et le but en est de décrire la force de l'habitude sur la vie de l'homme : thème également proustien, et à coup sûr l'un des carrefours majeurs de l'écriture de vie : que connaît-on, que vit-on d'autre que l'habituel ? Si l'on pouvait sortir de l'habitude, si l'on pouvait, plutôt, s'en arracher ("car c'est à la vérité une violente et traîtresse maîtresse d'école que la coutume"), il ne serait plus nécessaire d'écrire la vie : on pourrait la gagner "à se faire voir", tant une telle vie serait prodigieuse ; et on écrirait, non pas comme un pied, mais avec son pied, on lancerait les dés du pied, on déjouerait efficacement les forces mystérieuses et toutes-puissantes du destin.
Heureusement, en un sens (car c'est ce qui autorise l'écriture), il n'en est rien. On passe sa vie à lutter contre des forces qui nous dépasse. Le narrateur de la Recherche du temps perdu voit se dresser devant lui les "prêtresses de l'Invisible", les "Filles de la Nuit", les "Messagères de la parole" que sont les "Demoiselles du téléphone" ; non qu'elles existent comme telles : mais par elles, par leurs doigts capricieux passent les fils qui relient à la vie du héros la voix de sa grand-mère. Ainsi la vie, la vie toute simple, est confrontée à des sphères bien supérieures, et le temps de vie, le temps vécu, se trouve envahi par une temporalité sans histoire, mythique et invincible ; c'est la distance, l'éloignement. La vie se constitue de cercles excentriques, et le destin l'emporte au loin.
Aussi n'est-il peut-être possible que d'esquisser une vie ; et si l'on cherche à en révéler quelque chose dans l'écriture, peut-être faudra-t-il se contenter d'en tracer l'origine. "Ursprung ist das Ziel" : l'origine est le but, dit Karl Kraus, cité par Walter Benjamin dans ses "Thèses sur la philosophie de l'histoire". C'est à l'origine que se trouve la réponse, l'élucidation de l'avenir : sauvez l'origine, et vous aurez sauvé la vie, c'est ainsi (grossièrement) que Benjamin présente la possibilité d'un messianisme universel. Il ne s'agit donc pas d'écrire le passé pour s'y contempler, pour s'en lamenter ou pour le ressusciter : le passé est bien mort, il est bien passé, il n'est pas question de revenir là-dessus. Mais parmi ce passé en ruine, parmi ces débris, se cachent des perles du futur, des vérités, des joies, des évidences qui, vécues sur le moment, ne se dévoilèrent que plus tard. Une mémoire involontaire, peut-être, mais une mémoire du futur.
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