On en était là. John était d'accord avec mon réactionisme scandalisé. Mais un peu plus tard, je me suis mis à appliquer peu ou prou la même logique à l'encontre du téléphone : est-il bien raisonnable de se tenir autant au courant, par messages ou par appels, de la progression des événements de la journée ? "Je te rappelle dans cinq minutes", par exemple, phrase qui va finir par devenir emblématique de notre époque, et qui accuse si clairement la faiblesse d'esprit que le téléphone développe en nous. On se rappelle parce qu'on ne sait pas quoi décider sur le moment, et que le temps téléphonique coûte cher. Ou bien on se donne rendez-vous quelque part, et en arrivant au lieu en question, plutôt que de faire le tour de la place (ce qu'on aurait fait il y a quinze ans), on appelle. "T'es où ? - Je suis là. -Ah je te vois". On rit, on raccroche, on est ridicule une seconde, mais rien de grave.
Or je trouve tout de même que c'est un peu grave - voire assez grave. L'outil technologique a toujours eu pour but d'être une extension du corps qui amplifie le pouvoir de l'homme et développe sa conscience. Il suffit de penser à l'ellipse magistral de 2001 : L'Odyssée de l'espace, où l'os de l'homme préhistorique devient le vaisseau de l'homme de l'espace. Mais il y avait un avertissement dans la suite du film : l'outil, la technologie, ne fonctionne avec bénéfice que supléé par l'intervention de la conscience. Il faut donc garder conscience de l'extension de conscience permise par la technologie. Phrase un peu sentencieuse ou, encore une fois, un peu réactionnaire, peut-être, mais je crois qu'on n'a pas encore sérieusement, à notre époque, réfléchi aux implications nouvelles de la technologie sur notre rapport à la conscience. On n'a après tout jamais eu affaire, avant le vingtième siècle, à l'effet de réduction spatiale que permettent ces outils, le téléphone, la télévision, et maintenant Internet que l'on pourrait nommer le télécomputer. Facile d'indiquer la distance par un préfixe grec : est-on au point pour autant ? Sur le téléphone portable, puisque c'est ce dont il s'agit ici, on a lu depuis le milieu des années 90 toutes les possibilités d'articles de journaux, d'analyses scientifiques, de comptes-rendus de tous ordres, pour avertir des dangers, se plaindre des nuisances ou condamner les mauvais usages. On a digéré tout ça en hochant plus ou moins de la tête, on a essayé de s'améliorer, on voit encore des gens parler n'importe comment au téléphone dans les transports mais, au moins, on n'est pas ces gens-là (qui, encore une fois, sont toujours "certains usagers"). On ne va probablement plus beaucoup entendre parler des aspects négatifs du téléphone portable (à moins que l'appel à cancer se vérifie), car c'est l'un des seuls secteurs dont on peut être sûr de la croissance pour les décennies à venir, et on va s'habituer (autrement dit, les générations à venir vont s'habituer) à garder dans la poche ce petit destructeur d'espace (expression volontairement dramatique). Je n'appelle pas du tout à une confiscation des téléphones portables, ni même à une réduction de leur production, je trouve que c'est une invention formidable comme Internet est une invention formidable (c'est déjà moins sûr de la télévision), mais j'aimerais qu'on arrête de consommer bêtement, d'appeler bêtement dès qu'un minuscule détail n'est pas clair, qu'on fasse un peu plus confiance à la conscience qu'aux produits qu'elle invente. Parce qu'on a besoin de l'espace, de la distance, pour exister en tant qu'être humain. Par exemple (mais il n'est pas besoin de développer outre mesure), est-il bien sage que de nos jours on se désespère de ne pas recevoir de message de tel ou tel, ou qu'on connaisse avec autant de précision les règles de communication qui président aux débuts d'une relation amoureuse (appeler au bout de trois jours, au pire envoyer un message mais jamais deux fois de suite, etc., les comédies américaines en sont pleines).
Bref, cette question-là recueille beaucoup moins l'unanimité, ce que je peux comprendre. J'espère seulement qu'un Kant du futur s'élèvera un jour pour donner sa critique de la communication à l'ère contemporaine, et qu'on ne deviendra pas tous des cyborgs. En tout cas, vivre à l'étranger permet un rapport assez privilégié avec le téléphone : je n'ai qu'une dizaine de contacts dans mon répertoire, et de toute façon je ne comprends rien quand on me parle.
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