Tuesday, March 16, 2010
Folie des journaux
"Dans notre écriture (écrit un auteur de gauche), des contraires qui, en des temps plus heureux, se fertilisaient les uns les autres, sont devenus des antinomies insolubles. Ainsi la science et les belles-lettres, la critique et la production, l'éducation et la politique, s'écroulent dans le désordre. Le théâtre de cette confusion littéraire est le journal, et son "sujet" satisfait, qui se refuse à toute autre forme d'organisation que celle qui lui est imposée par l'impatience des lecteurs. Et cette impatience n'est pas seulement celle du politicien en attente d'information, ou du spéculateur en quête d'indices ; ce qui couve, c'est l'impatience de l'homme sur la touche, qui croit avoir le droit de voir exprimés ses intérêts propres. Le fait que rien ne lie plus fortement le lecteur à son journal que ce désir d'alimentation quotidienne, a depuis longtemps été exploité par les éditeurs, qui consacrent constamment de nouvelles colonnes à ses questions, opinions, protestations. Ainsi, l'assimilation indistincte des faits va de pair avec l'assimilation tout aussi indistincte des lecteurs, qui sont aussitôt élevés au rang de collaborateurs. En ceci, cependant, se dissimule un moment dialectique : le déclin de l'écriture dans la presse bourgeoise s'avère être la formule de sa renaissance dans la presse de la Russie Soviétique. Car, comme l'écriture gagne en largeur ce qu'elle perd en profondeur, la distinction conventionnelle entre auteur et public, distinction soutenue par la presse bourgeoise, commence dans la presse soviétique à disparaître. Car le lecteur est de tout temps prêt à devenir un écrivain, c'est-à-dire un descripteur, mais aussi un prescripteur. En tant qu'expert – même si ce n'est pas sur un sujet mais seulement sur le poste qu'il occupe – il gagne accès à l'autorité. Le travail lui-même obtient son tour de parole. Et le compte-rendu qu'il donne de lui-même fait partie de la compétence nécessaire à son exercice. La qualification littéraire n'est plus fondée sur une éducation spécialisée mais, plutôt, polytechnique, et elle relève par là-même de la propriété publique. C'est en un mot la littérarisation des conditions de vie qui maîtrise ces antinomies autrement insolubles, et c'est dans le théâtre de la profanation effrénée du monde – le journal – que se prépare son salut." (Walter Benjamin)
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