Wednesday, March 17, 2010

Allons enfants

Qu'a-t-on fait depuis la (fameuse) Révolution pour asseoir les (fameuses) devises de la République ? C'est vrai, je suis libre de sortir dans la rue à toute heure du jour, de choisir mes prières, mes amis, mes études, mon appartement, ma nourriture, mes journaux. Je suis moi-même libre d'écrire ce que je veux, de penser, de protester, de me plaindre, éventuellement de désobéir (mais n'allons pas trop loin). La liberté, donc, la liberté chérie, quand on n'est ni marié ni voilé ni handicapé, fonctionne à peu près en tant que valeur sociale. Encore ne faudrait-il pas s'en tirer une gloire nationale : sans doute la France a-t-elle contribué à cet état de fait (abolir la royauté, après tout, c'était bien une avancée historique de la liberté), mais de nos jours tout le monde – tout le monde civilisé ? – mange sa part de liberté ; c'est même devenu une frénésie, car maintenant que tout va vite, maintenant qu'on trouve tout au même endroit (sur la toile), on voudrait voir se déployer les unes après les autres toutes ces petites libertés cachées qu'on n'osait pas invoquer aux siècles précédents.

C'est surtout la suite du frontispice qui laisse perplexe. Sans même revenir sur "Égalité", mot historiquement absurde et qu'on pourrait gloser par "S'il vous plaît, un peu moins d'inégalité pour les pauvres gens", la "Fraternité" n'a décidément toujours pas pris corps sur le territoire de la République. Qui tiendrait à soutenir le contraire ? Comment d'ailleurs en serait-il autrement ? Sans même chercher à excuser le mot en lui trouvant des synonymes (qu'on aurait dû alors mettre à sa place, et qui d'ailleurs ne se vérifient pas tellement non plus : "solidarité", "accueil"...), on peut s'interroger sur la naïveté crédule de deux siècles de patriotisme à la française, au cours desquels on a continué à invoquer comme la grande réconciliatrice du genre humain cette "fraternité", dont le terme même indique une restriction naturelle au cadre familial. Et on a bien peu osé se lever pour dire : non, tous les hommes ne sont pas frères, seraient-ils tous Français.

Qu'est-ce qui, de nos jours, est fraternel entre des citoyens sans liens familiaux ? N'est-on pas heureux de quitter Paris quelques jours, épuisé de la rancoeur ou de l'impolitesse des gens ? N'est-on pas chaque mois révolté par les agissements de quelques personnes "au pouvoir", qui décident de qui reste et de qui part ? Entre renvoyer quelqu'un sur la terre, ravagée ou en guerre, de sa famille d'origine, et envoyer au front ou dans les camps les pauvres diables des années 40, où sont le progrès et l'épanouissement fraternels ? Ou encore, puisqu'il faut sûrement lire les archives de la nation d'un oeil un peu subtil, que cherche-t-on à nous dire par ce maître-mot de fraternité ? Gentillesse, bienveillance, respect du prochain ? Honnêtement, tout ça n'est pas bien sérieux ; pourquoi pas "Intelligence", "Modestie", "Pacifisme" ? Si l'idée d'être tous frères a quelque chose de grisant, c'est bien parce que c'est une idée absurde ; absurde, et finalement inutile : que nous dit la "fraternité" sur la société que nous voulons, sur les idéaux des générations à venir ? Est-ce bien la valeur la plus intéressante, la plus riche, la plus élémentaire de toute société, donc de la nôtre ? Une "fraternité", aux États-Unis, c'est une maison partagée par quelques étudiants qui comptent faire la fête pendant quatre ans ; certains adorent, d'autres se pincent le nez, mais personne, en tout cas, n'en ferait le noyau, le paradigme, la solution des sociétés modernes. Plutôt un joyeux bordel qu'il faut savoir quitter à temps.

Rien n'est plus respectable, évidemment, que l'intention de quelques révolutionnaires enhardis d'inscrire la nation dans un quelconque tryptique de valeurs ; c'était l'époque. Qu'on nous rabatte encore les oreilles de ces prétendues vertus, qu'on s'en gargarise, qu'on les clame avec profondeur ou avec fierté, c'est aujourd'hui ridicule, obsolète et scandaleux. Je refuse de croire en l'égalité comme en un avenir radieux, car rien n'est fait dans notre pays, dans notre époque, ni dans aucun pays ni dans aucune époque, pour établir réellement l'égalité. Je refuse de reconnaître fraternelle une nation qui, comme toutes les autres, se compose d'inconnus qui, s'ils ne se haïssent pas, ne cherchent en tout cas pas à se comprendre ni à s'aimer. Je refuse de penser que la question d'une nation, d'une société, d'une civilisation, repose dans le besoin de se comprendre, de s'aimer, d'être frères. Assez de ce christianisme au rabais.

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