Tuesday, March 16, 2010

Adorno imité par Benjamin

Chez Walter Benjamin comme chez Adorno, on ne saisit pas de quoi il va être question dans un fragment donné à la seule lecture de son titre: le lien qui finit par expliquer son choix est tenu tout entier dans un éloignement, et donc une subtilité de symbolique que seul pourra refléter l'ensemble du texte. Quelques titres chez Benjamin ont ainsi une portée d'abord énigmatique, puis signifiante par retour, par relecture. On ne comprend d'ailleurs les deux titres consécutifs de One-way Street, "Flag..." et "...At half-mast" que l'un par l'autre, et la compréhension de chaque fragment se fait dès lors mystérieuse dans son avancée, mais parfaitement accomplie dans sa destination. Le drapeau à mi-mât, comme la vie à mi-vie, est immédiatement, mais une fois complétée, l'expression d'une certaine lassitude souriante de l'existence. Et en effet, si une personne très proche de nous vient à mourir, "we greet him at the last in a language that he no longer understands." Il y a en même temps de la déploration et du plaisir dans l'image d'un drapeau à mi-mât. La temporalité du plaisir, qui est celle qui appartient essentiellement au langage, et qui est constituée de surgissements, est contrariée par la temporalité inverse de la mort, qui au contraire arrive ou passe par absence, qui pour certains est déjà faite et qui donne au langage soudain employé une place entre les temps, une place sans espace.

Une autre audace de titre s'éprouve à la lecture de "Panorama Impérial" ("A tour of German Inflation"). On sent tout de suite par un titre et un sous-titre pareil qu'on va avoir affaire à des problématiques qui sont du même ressort et de la même logique que chez Adorno : peut-être rencontre-t-on simplement chez Benjamin un vocabulaire plus ancré dans les valeurs qui précipitait son époque vers la ruine, vocabulaire qu'il utilise pour déjouer, pour expliquer : "The silent, invisible power that Central Europe feels opposing it does not negotiate. Nothing, therefore, remains but to direct the gaze, in the perpetual expectation of the final onslaught, on nothing except the extraordinary event in whitch alone salvation lies." Sans être chrétien ni freudien, Benjamin propose une éthique idéale à son époque, une croyance, une espérence de rédemption, mais qui se présente aussi comme un événement extraordinaire : comme un événement qu'il faudrait justement toute la ferveur d'un chrétien ou d'un freudien pour attendre, comme on attend les miracles. Si une espérance de l'avenir est possible, pour Benjamin, c'est dans la mesure seulement où elle peut être correctement présentée, expliquée, justifiée. Le miracle de la survie n'est compris en profondeur qu'en miroir de ce qu'est son contraire : "The assumption that things cannot go on like this will one day find itself apprised of the fact that for the suffering of individuals as of communities there is only one limit beyond whitch things cannot go : annihilation. " La prédiction fait froid dans le dos, et elle interroge en même temps, plus profondément, l'éthique révolutionnaire ; car le lexique en question, avant d'être proprement l'huile nazi par excellence, est simplement révolutionnaire : il suppose la considération d'un changement, d'une "solution".

Benjamin heureusement ne garde une opinion que le temps de la dire. Et la phrase expose ainsi toutes les possibilités de poser une équation morale : "On the one hand, money stands ruinously in the center of every vital interest, but on the other, this is the very barrier before which almost all relationships halt ; so, more and more, in the natural as in the moral sphere, unreflecting trust, calm, and health are disappearing." Le constat est tranchant, blessant : on ne s'en sort pas dans l'époque moderne, tout comme on ne s'en sort pas chez Adorno. Peut-être manque-t-il encore à Benjamin la tristesse de la sortie de guerre, si minable, si longue, que Minima moralia fait sentir avec tant de déception : chez Adorno, en effet, on sent le monde souillé, le monde continuant à vivre tandis qu'il est déjà irrémédiablement souillé, le monde s'enfonçant dans sa déchéance. Chez Benjamin cette tristesse est tout simplement impossible, quoiqu'elle soit déjà réelle par anicipation : " It is impossible to remain in a large German city, where hunger forces the most wretched to live on the bank notes with which passers-by seek to cover an exposure that wounds them."

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