Sunday, March 28, 2010

Stop telephoning me-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh

Un petit séjour à Los Angeles nous a lancé John et moi dans un débat compliqué, d'autant qu'on parlait surtout en anglais pour inclure notre ami Louis. Mon tempérament révolté se révoltait de la multitude de voitures : voilà de quoi on partait. Question assez simple. Les défenseurs du progrès, du capitalisme, de l'économie réelle et du marché mondial (toutes catégories dont je ne suis pas) disent avec angoisse : "La voiture, moteur de l'économie moderne", "Sauvons le secteur automobile", "Vous voulez des emplois, c'est dans l'industrie automobile que vous les trouverez" ; tandis que les utopistes décérébrés de mon espèce s'étonnent qu'on ne se soit toujours pas rendu compte des multiples dangers et dégâts déjà accomplis par la voiture, accomplis un peu plus chaque année depuis bientôt un siècle, ou que si on s'en est bien rendu compte on ne fasse rien pour freiner le développement de cette technologie manifestement coûteuse, polluante et, petite touche personnelle que je veux bien expliquer, aliénante. Ce qui aliène dans la voiture n'est pourtant pas aussi fondamental que ce qui est offert : la liberté de circulation, l'autonomie, le confort. Mais le bruit, la laideur des villes, la tristesse des autoroutes, l'effrayant comportement de ceux qu'on appelle toujours "certains conducteurs" et qui sont pourtant si nombreux...? Bref, va-t-on continuer à produire et à lâcher chaque année sur les routes de nouveaux milliers de voitures, pour intensifier encore un peu plus la saturation des villes, rendre absolument systématiques (mais c'est déjà le cas) les embouteillages des heures de pointe, et vouer définitivement toutes les villes du monde (à part peut-être Venise et Amsterdam, trop endiguées) à devenir des L.A. percées de quatre-voies dans tous les sens ? Le problème réside surtout dans le fait que personne, ni moi, ne souhaiterait se passer de voiture quand une voiture est nécessaire. Mais tout le monde a-t-il la même conception du nécessaire ? Je trouve curieux par exemple qu'aux États-Unis l'ambition majeure et le signe de réussite évident d'un adolescent est d'obtenir sa voiture le plus vite possible. D'avoir une voiture. À vingt ans, à vingt-deux ans, à vingt-six ans, je n'avais toujours pas besoin de voiture (hormis l'été, et ce n'était pas la mienne). Et je n'en ai toujours pas aujourd'hui. Si l'on s'observe bien, avant d'avoir une famille à gérer, des voyages à organiser, une vie collective à mener, une voiture est un luxe un peu ridicule. Parfois mon sac de courses est assez lourd sur mon vélo, mais ça va, je survis.

On en était là. John était d'accord avec mon réactionisme scandalisé. Mais un peu plus tard, je me suis mis à appliquer peu ou prou la même logique à l'encontre du téléphone : est-il bien raisonnable de se tenir autant au courant, par messages ou par appels, de la progression des événements de la journée ? "Je te rappelle dans cinq minutes", par exemple, phrase qui va finir par devenir emblématique de notre époque, et qui accuse si clairement la faiblesse d'esprit que le téléphone développe en nous. On se rappelle parce qu'on ne sait pas quoi décider sur le moment, et que le temps téléphonique coûte cher. Ou bien on se donne rendez-vous quelque part, et en arrivant au lieu en question, plutôt que de faire le tour de la place (ce qu'on aurait fait il y a quinze ans), on appelle. "T'es où ? - Je suis là. -Ah je te vois". On rit, on raccroche, on est ridicule une seconde, mais rien de grave.

Or je trouve tout de même que c'est un peu grave - voire assez grave. L'outil technologique a toujours eu pour but d'être une extension du corps qui amplifie le pouvoir de l'homme et développe sa conscience. Il suffit de penser à l'ellipse magistral de 2001 : L'Odyssée de l'espace, où l'os de l'homme préhistorique devient le vaisseau de l'homme de l'espace. Mais il y avait un avertissement dans la suite du film : l'outil, la technologie, ne fonctionne avec bénéfice que supléé par l'intervention de la conscience. Il faut donc garder conscience de l'extension de conscience permise par la technologie. Phrase un peu sentencieuse ou, encore une fois, un peu réactionnaire, peut-être, mais je crois qu'on n'a pas encore sérieusement, à notre époque, réfléchi aux implications nouvelles de la technologie sur notre rapport à la conscience. On n'a après tout jamais eu affaire, avant le vingtième siècle, à l'effet de réduction spatiale que permettent ces outils, le téléphone, la télévision, et maintenant Internet que l'on pourrait nommer le télécomputer. Facile d'indiquer la distance par un préfixe grec : est-on au point pour autant ? Sur le téléphone portable, puisque c'est ce dont il s'agit ici, on a lu depuis le milieu des années 90 toutes les possibilités d'articles de journaux, d'analyses scientifiques, de comptes-rendus de tous ordres, pour avertir des dangers, se plaindre des nuisances ou condamner les mauvais usages. On a digéré tout ça en hochant plus ou moins de la tête, on a essayé de s'améliorer, on voit encore des gens parler n'importe comment au téléphone dans les transports mais, au moins, on n'est pas ces gens-là (qui, encore une fois, sont toujours "certains usagers"). On ne va probablement plus beaucoup entendre parler des aspects négatifs du téléphone portable (à moins que l'appel à cancer se vérifie), car c'est l'un des seuls secteurs dont on peut être sûr de la croissance pour les décennies à venir, et on va s'habituer (autrement dit, les générations à venir vont s'habituer) à garder dans la poche ce petit destructeur d'espace (expression volontairement dramatique). Je n'appelle pas du tout à une confiscation des téléphones portables, ni même à une réduction de leur production, je trouve que c'est une invention formidable comme Internet est une invention formidable (c'est déjà moins sûr de la télévision), mais j'aimerais qu'on arrête de consommer bêtement, d'appeler bêtement dès qu'un minuscule détail n'est pas clair, qu'on fasse un peu plus confiance à la conscience qu'aux produits qu'elle invente. Parce qu'on a besoin de l'espace, de la distance, pour exister en tant qu'être humain. Par exemple (mais il n'est pas besoin de développer outre mesure), est-il bien sage que de nos jours on se désespère de ne pas recevoir de message de tel ou tel, ou qu'on connaisse avec autant de précision les règles de communication qui président aux débuts d'une relation amoureuse (appeler au bout de trois jours, au pire envoyer un message mais jamais deux fois de suite, etc., les comédies américaines en sont pleines).

Bref, cette question-là recueille beaucoup moins l'unanimité, ce que je peux comprendre. J'espère seulement qu'un Kant du futur s'élèvera un jour pour donner sa critique de la communication à l'ère contemporaine, et qu'on ne deviendra pas tous des cyborgs. En tout cas, vivre à l'étranger permet un rapport assez privilégié avec le téléphone : je n'ai qu'une dizaine de contacts dans mon répertoire, et de toute façon je ne comprends rien quand on me parle.

No comments:

Post a Comment