Thursday, March 11, 2010

Barthes contemplateur de Proust

Il y a peut-être deux Barthes (image grossière) : le Barthes des années cinquante, traversé de structuralisme et de jargon sémiologique ; et le Barthes des années soixante-dix, perdu dans une fragmentation de figures, de motifs et de références. Le premier écrit Le Degré zéro de l'écriture, essai critique, "dossier critique" ; le second écrit les Fragments d'un discours amoureux, "dossier d'interviews". Lui-même était conscient de la transformation : "L'interview tend à remplacer la critique."

Appliquée à l'étude d'un auteur tel que Proust, cette inflexion prend du sens. Dans les années cinquante, la critique proustienne était encore pour ainsi dire inexistante : Beckett avait eu le courage de publier son petit essai ; mais dans l'ensemble, on s'observait : c'était à qui se lancerait le premier. Barthes n'hésite pas et parle de Proust dans son ensemble, comme une oeuvre majeure, une pièce maîtresse de la Littérature (de ces années date chez lui l'usage d'une majuscule respectueuse). "Il fallut peut-être attendre Proust pour que l'écrivain confondît entièrement certains hommes avec leur langage" ; "En France, cela a commencé avec Proust : c'est l'attente elle-même qui a formé l'épaisseur d'une oeuvre dont le caractère suspendu a suffi à fonder la parole de l'écrivain". Autant d'analyses qui consacrent, qui enluminent la Recherche du temps perdu. Proust, dit Barthes, a inauguré l'écriture moderne car, le premier, il donne des personnages qui "se condensent dans l'opacité d'un langage particulier". Proust a libéré l'écriture de son "innocence", car "il vise à l'acte littéraire traditionnel, mais le remet sans cesse, et c'est au terme de cette attente jamais honorée que l'oeuvre se trouve construite malgré elle." Proust a su rompre avec les "jargons pittoresques" qu'on trouvait chez Balzac, et il a su annoncer les "écritures neutres" de l'après-guerre : Camus, Sarraute, Robbe-Grillet.

"Cela ne veut pas du tout dire que je sois un “spécialiste” de Proust : Proust, c'est ce qui me vient, ce n'est pas ce que j'appelle ; ce n'est pas une autorité ; simplement un souvenir circulaire. Et c'est bien cela l'intertexte : l'impossibilité de vivre hors du texte infini." (Le Plaisir du texte) C'est là une appréciation plus tardive, où se mêle déjà au discours le "je" de Roland Barthes ; ce qui est intéressant pour lui chez Proust, c'est le souvenir qu'il en a, la "scintillation" qu'il en tire. L'association d'idée.

C'est bien ainsi que Proust revient par la suite sous sa plume : un détail, un geste, une parole perdu dans l'océan de la Recherche éveille son intérêt, reprend une figure qu'il est en train d'étudier et lui donne du relief. À propos de la figure "Altération" (Fragments d'un discours amoureux), voici ce qui "lui vient" : "Albertine ayant lâché l'expression triviale “se faire casser le pot”, le narrateur proustien en est horrifié, car c'est le ghetto redouté de l'homosexualité féminine, de la drague grossière, qui se trouve révélée d'un coup : toute une scène par le trou de serrure du langage." Un rien, un mot, une expression, ouvre sur tout un monde. Si l'on est intrigué, tenté ou horrifié, c'est parce qu'on a accès, mais de loin, comme un étranger. Au lieu d'apprendre quoi que ce soit d'un peu ferme, on obtient les bribes d'un langage obscur, incompréhensible.

Tout a été dit, ou est en train d'être dit, sur Proust dans les années soixante-dix : nul besoin de souligner un sens, une structure, une dialectique. C'est plutôt l'insignifiant, le détaché, l'à peine, qui fascine Barthes. "Charlus prend le menton du narrateur et laisse remonter ses doigts magnétisés jusqu'à ses oreilles, “comme les doigts d'un coiffeur”. Ce geste insignifiant, que je commence, est continué par une autre partie de moi ; sans que rien, physiquement, l'interrompe, il bifurque, passe de la simple fonction au sens éblouissant, celui de la demande d'amour. Le sens (le destin) électrise ma main : je vais déchirer le corps opaque de l'autre, l'obliger (soit qu'il réponde, soit qu'il se retire ou laisse aller) à entrer dans le jeu du sens : je vais le faire parler." ("Contacts" in Fragments d'un discours amoureux)

Comme Proust lui-même l'aurait souhaité, Barthes finit donc par lire chez Proust ce qui résonne en lui : ce qu'il vérifie. C'est le geste de Charlus, mais c'est le tremblement d'amour de cet "amoureux" qui parle par fragments. Il n'est même plus question de l'oeuvre de Proust mais de Proust lui-même dans Le Neutre, cours au Collège de France (1977-78) : c'est la "retraite proustienne", la réclusion de l'auteur, qui finit par occuper l'esprit de Barthes ; plus peut-être que le résultat, que l'oeuvre elle-même. "Vie de Proust : m'a toujours fasciné : je crois : très nouveau : une façon nouvelle de poser le rapport de la vie et de l'oeuvre : peut-être un cours là-dessus. Je réserve le sujet". On n'en saura pas plus...

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