Thursday, June 10, 2010

Deus ex machina

Ma période Maggie Smith me fait faire des folies : ainsi Tea with Mussolini (1999), petit conte un peu trop mignon de Franco Zeffirelli. Maggie Smith y fait merveille en veuve d'ambassadeur et plus grande dame de Grande-Bretagne. Si l'histoire fait sourire (comment un groupe de ladies folles de l'Italie se trouvent embringuées dans la guerre et finissent en héroïnes protectrices du patrimoine), les actrices sont délicieuses : Cher, Judi Dench, Joan Plowright. Mais le plus intéressant, dans ce film, c'est le traitement accordé au rôle-titre. Il n'est jamais facile de faire apparaître un personnage historique au milieu d'une fiction ; c'est encore plus corsé lorsque celui-ci est l'un des trois grands dictateurs du siècle : comment éviter le piège d'irréalisme ? Comment ne pas tomber soit dans la caricature (Chaplin dans Le dictateur) soit dans la performance d'acteur (Bruno Ganz dans Der Untergang - La Chute), soit plus simplement dans l'audace ratée (Martin Wuttke dans Inglorious Basterds).

Le problème est peut-être plus aigu avec Mussolini qu'avec Hitler, l'un étant clairement diabolique, l'autre plutôt gros, chauve, un peu ridicule et supposé fascinant. Or dans Tea with Mussolini, tout cela est évoqué, mais on n'a pourtant pas l'impression d'un personnage grotesque ou caricatural. Il n'est d'ailleurs pas question de faire un véritable personnage de cet homme : il n'a qu'une scène et deux phrases. Le "thé" en question, cependant, est d'importance : Lady Hester, veuve d'ambassadeur (je me répète moins qu'elle sur le sujet), se rend personnellement à Rome pour faire connaître au Duce le traitement infligés aux Anglais par la milice fasciste (des anarchistes, selon elle). Son hôte, qui alors a toute sa sympathie, lui offre un thé en signe de bienveillance ; on prend une photo, et la chose est faite : Lady Hester a obtenu "l'immunité diplomatique". Par la suite, on revoit plusieurs fois cette photo, encadrée et conservée comme un talisman par sa propriétaire, qui se croit ainsi délivrée de l'histoire, de la guerre, du fascisme ; au contraire, elle a été flouée par un dictateur. Mussolini évidemment ne lève pas le moindre petit doigt en faveur des Anglais, et la guerre qui se précipite sur l'Italie entraîne le petit groupe dans la tourmente. On garde donc de cette apparition fugace du Duce une seule impression : c'est un menteur.



La chose est moins claire, et d'autant mieux traitée, dans Amarcord (1973) : l'histoire d'un petit village dont se souvient Fellini pour y avoir vécu son adolescence dans les années 30. On ne verra jamais apparaître Mussolini, et pourtant deux scènes emblématiques sont censées se produire en sa présence : d'abord une grande "fête du peuple" qui tourne au carnaval, et qui devient si délirante que tout le monde en oublie sa déception de ne pas l'avoir aperçu (il était sûrement là quelque part, il n'était juste pas facile à distinguer) ; puis une sorte de cérémonie nautique où tout le village se réunit sur la mer (Adriatique je crois bien) pour guetter le passage du Duce sur son paquebot : et là encore, il ne faudra pas espérer la moindre apparition de sa part. Le personnage qui occupe tous les esprits est donc relayé au statut de fantasme collectif. En spectateur éclairé, on comprend qu'il est naïf de croire en sa présence réelle, que cet amour pour le Duce est une chimère, un palliatif, un vice, qu'enfin, là encore, cette dictature est fondée sur le mensonge.

Le traitement du sacré dans Amarcord traduit le besoin qu'ont les villageois de s'identifier à ce chef absent : les comportements individuels sont trop épars, la cohésion religieuse ne suffit plus à donner un souffle unitaire à cette société ; le film s'ouvre et se ferme sur le retour du printemps, seul vestige cultuel encore capable d'émouvoir tout le monde. Pour le reste, la sexualité, l'honneur et la difficulté de vivre ensemble encombrent les esprits ; Dieu n'offre pas le secours suffisant. Pourquoi donc ne pas prendre un homme réel et en faire un dieu. La Gradisca, cette sulfureuse diva du pauvre, trouve ainsi sa raison de vivre dans le Duce, qui résume à la fois sa fierté de madone et sa libido ravageuse.


Cette divinisation du politique est encore plus
inquiétante dans Le jardin des Finzi-Contini (1970). Comme dans Tea with Mussolini, il est question d'un groupe de privilégiés et de leur sort sous le fascisme ; sauf qu'ici ce ne sont pas des Anglaises (ce qui ne porte pas vraiment à conséquence) mais des juifs. Le parti pris de ne rien livrer de l'histoire officielle rend l'avancée du fascisme plus mystérieuse, plus impalpable : les personnages ne voient rien venir, et le spectateur à qui on ne donne aucun repère voit lui aussi l'étau se refermer, brutal et implacable. La cause du malheur, dès lors, n'est pas Mussolini mais cette progression irrésistible de la tragédie, selon des forces qui échappent aux pauvres humains. Les projets de vie, et en particulier de mariage, se trouvent brusquement interrompus par une logique qui a pris le pas sur la leur ; et ce jardin, qui représentait pour le héros un Éden à conquérir, est finalement abandonné, vidé de ses habitants et de sa sacralité ; une autre force, dont on ne sait rien, lui a fait concurrence et l'a vaincu.


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