Wednesday, June 2, 2010

Bien joué


Plongé en ce moment dans la (délicieuse) lecture d'Howards End d'E.M. Forster (publié en 1910), je repense à la (non moins délicieuse) performance d'Emma Thompson en Margaret dans l'adaptation de Merchant-Ivory (Howards End, 1992). Déjà sans avoir lu le livre je m'étais dit : elle est parfaite ; maintenant que cette Margaret de papier se superpose à celle que j'avais en tête, mon opinion se confirme : elle était parfaite.

Pourquoi ? Margaret Schlegel est un
personnage difficile : elle a 29 ans,
n'est pas très belle mais a plus d'intelligence que la plupart des gens de son âge ; elle commet des erreurs de jugement dues à sa trop bonne éducation, elle se laisse emporter par sa vivacité, sa bonne humeur, sa bienveillance. Surtout, et c'est là que réside le bon choix de casting, elle doit apparaître entre deux âges : non pas positivement vieille fille (car alors le veuf Wilcox n'a pas de raison d'être attiré par elle), mais déjà engagée dans l'existence, expérimentée (quoi qu'elle en dise), et douée d'une certaine autorité qui lui fera, au final, acquérir Howards End. Son autorité doit paraître à la fois usurpée aux yeux des enfants, et justifiée auprès du père. Elle est donc un modèle de bonté mais aussi un modèle de fermeté. L'ambivalence se dégage complètement du jeu d'Emma Thompson, déjà grande dame par son âge, maîtrisant la gestuelle mondaine et les inflexions de voix ironiques, mais également fantasque, vive, excentrique. Une autre bonne idée est d'ailleurs de lui avoir donné comme soeur Helena Bonham Carter, folle et intimidante comme elle, quoique clairement plus jeune.

Ce qui me fait penser à d'autres bonnes idées de casting. Vaste sujet, mais dont les exemples pris au hasard apparaissent vite comme des évidences. Dans Intolerance (1916), film qui entremêle quatre périodes de l'histoire en quatre récits, la partie contemporaine met en scène une jeune fille aussitôt surnommée : "La Petite Chérie" ("The Sweet One"). Elle n'a pas de prénom, et elle est plus définie par son âge que par une identité précise. Dans ce rôle, Mae Marsh apparaît comme un choix lumineux.

La Petite Chérie ne cesse de grandir et de se confronter à la tragédie de son existence ; son innocence et sa jovialité de départ, enfantines et naïves, doivent céder le pas à une tristesse, un effroi et un désespoir trop durs pour son âge. Il fallait donc une actrice, en quelque sorte, trop jeune pour le rôle. Les costumes de petite fille du début du film lui donnent à peine treize ans ; mais dans la deuxième partie, abandonnée et privée de son enfant, elle semble avoir vieilli trop vite sous son châle de laine, elle n'a plus d'âge. Pour clore la scène des "Vestales de l'Élévation" (des femmes d'âge mûr, qui se veulent éclairées et qui décident, par vertu moderne, de confisquer les enfants aux mères de prisonniers), un carton nous dit : "Suffer, little children", et l'on comprend que sont désignés par là aussi bien la mère que son bébé, premières victimes de l'intolérance.

J'imagine donc que je considère comme un "bon choix" l'actrice qui sait suggérer et résoudre par son jeu une contradiction ou un dilemme propre à son personnage. C'est ce que fait Kim Novak avec brio dans Vertigo (1958) : d'abord froide, raide et magnifique dans son rôle d'épouse tirée à quatre épingles, elle parvient à se faire passer pour une brune un peu vulgaire, toute de passion et de (fausse) naïveté.

C'est que Kim Novak est une beauté un peu spéciale. Je ne voudrais pas être méchant mais, vue sous un certain angle, elle a ce menton un peu proéminent, ces yeux un peu vides, cette bouche inexpressive. Il n'est d'ailleurs pas donné à n'importe qui de pouvoir changer de visage par un simple changement de coiffure : il faut des traits quelques peu insignifiants, vite oubliables. Or, pour peu qu'elle perde sa blondeur idyllique, on ne se retourne plus vraiment sur cette femme dans la rue, sauf si, comme le malheureux Scottie (James Stewart), on a la mémoire persistante.

Enfin un dernier exemple me vient en tête de très bon choix de casting. Pourtant le film, lui, est assez épisodique, car très littéral : Madame Bovary (1991). Il faut un certain degré de talent pour savoir incarner ce personnage dans toute sa complexité : une femme à la fois très sévère, très froide, et finalement complètement folle, passionnée, emportée par sa fureur d'amour et de vice. Pas facile. Mais cette description semble presque aussi bien correspondre à Isabelle Huppert qu'à Emma Bovary. Peut-être faut-il connaître et "suivre" l'actrice pour apprécier pleinement ses habitudes de jeu, ses stratégies d'actrice. La folie, l'emportement, ça la connaît : elle a bâti sa carrière sur la question. Aussi on lui voit à tout moment des airs de langueur qui n'annoncent rien de bon ; on cherche à décrypter sur son visage les prémices de son hystérie. Elle sait mêler l'intelligence à l'égarement. Elle donne à ses personnages des allures de stabilité mais souligne en même temps, par de petits riens, des décalages de plus en plus graves, des glissements psychologiques irréversibles. Par un mouvement de l'épaule ou du menton, elle indique des sursauts de caractère, une violence contenue. Bien sûr, certains diront qu'elle fait toujours la même chose. C'est vrai : mais parfois ça tombe bien.


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