Thursday, June 3, 2010

Hashish à Marseille

Où suis-je au lieu d'être cet arbre, me dis-je.

Par bien des aspects, l'effet vécu par la consommation d'herbe s'approche des intentions recherchées dans la phénoménologie. La tentative d'absorption de Roquentin dans son bock de bière, dans La Nausée, a été écrit après une série d'altérations de l'esprit. Sartre jugeait très sérieuse la qualité de réflexion que lui permettait certaines séances d'hallucination. Mais Sartre pas seulement. Toute une certaine période des années trente à cinquante a expérimenté les conséquence sur la pensée, sur la recherche philosophique, de l'absorption des drogues. La réflexion sur la personne, sur l'individu historique contemporain, s'est vue gratifiée d'un double éclaircissement : d'un côté, on comprenait que la clarté de l'esprit pouvait aller jusqu'à une considération sur soi-même, chose que la phénoménologie conçoit comme nouvelle pour la philosophie ; mais de l'autre on admettait aussi le sentiment de maladresse et de ridicule qu'implique l'état "d'ébriété". Les tentatives d'écriture sur le sujet se réfèrent presque toujours à Baudelaire ; le poète avisé mais maladroit, en passage constant dans la ville et comme hors d'elle ; déséquilibre de l'idée et de l'action qui a rendu perplexe plus d'un penseur. Walter Benjamin se décrit ainsi assistant à la danse de ses plats devant le menu d'un restaurant à Marseille : sa stupéfaction n'en finit pas. Il se lève sans raison, ne sait plus où s'asseoir. Et cependant cette maladresse même a la capacité d'exister entièrement ; elle semble indiquer l'effet de défaillance de l'attention que produit la concentration de l'esprit – de l'âme dirait-il. Benjamin pour définir cet état part d'un rapprochement avec le mythe du fil d'Ariane :

"Pour commencer à résoudre l'énigme de l'extase de transe, on devrait méditer sur le fil d'Ariane. Quelle joie dans l'acte simple de dérouler une boule de fil. Et cette joie est très profondément liée à la joie de transe, comme à celle de création. On avance ; mais en avançant, non seulement on découvre les tours et les détours de la caverne, mais on goûte ce plaisir de la découverte à l'encontre de l'autre contexte, de l'autre bonheur rythmique qui déroule le fil. La certitude de dérouler une pelote parfaitement roulée – n'est-ce pas la joie de toute productivité, au moins dans la prose ? Et justement sous l'effet du hashish nous sommes des êtres-prose enchantés au plus haut degré."

Faut-il déduire de cette dernière phrase que la maîtrise et le pouvoir du langage sortent renforcées par le hashish ? La confiance qu'attache Benjamin aux joies spontanées, originales, semble ici triompher ; c'est bien une expérience originale qui se vit. Il y a un fil de pensée à retracer. Ce qui impressionne Benjamin dans la saisie d'une pensée originale, c'est justement le long chemin que cette origine a déjà devant elle, et qu'il lui faut prendre en compte pour se déclarer comme telle. L'origine d'un phénomène n'étant que de façon infinitésimale la production de notre pensée, c'est par la suite le questionnement du phénomène en question qui peut faire approcher son origine. Il n'en ressort pas un renoncement impuissant chez Benjamin, car cette origine infime et inaccessible contient beaucoup de manifestations, dont le hasard même a de la valeur. La connaissance aléatoire des origines permet une écriture en fragments ou en "moments de pensée", qui isolent chacun à leur tour une partie du fil. Il en ressort l'espoir que l'origine retrouvée puisse influer sur le temps présent, lui rappelle la vibration particulière de son existence finie et crée un temps "messianique" car transformé par sa réapparition. Le temps messianique pour Benjamin n'est pas un temps tellement différent du notre. "Mais un temps un peu différent." Un temps, semble-t-il, où s'accomplirait en permanence l'éveil de l'esprit sur son propre éveil, la conscience de l'origine de la conscience. À voir.

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