Friday, April 2, 2010

You're in, you can leave the runway

"Everyone is very busy, you can feel the tension in the room" : l'interview récurrente des candidats dans la reality tv d'aujourd'hui (peut-on l'appeler la reality tv 3G ? après l'enfermement oisif et le jeu-concours sur une île) prête souvent à confusion : comment peuvent-ils parler aussi tranquillement, avec autant de rhétorique et d'assurance, quand ce qu'ils disent renvoie à un emploi du temps exagérément, dramatiquement occupé ? ("You have until midnight tonight...") Ce qui au départ est censé créer une petite panique ("As you know, in fashion one day you're in, and the next day you're out") revient en fait à chaque épisode, tout à fait semblable et répétitif, sans aucune innovation ; à vrai dire, tout repose sur ce patron, cette trame absolument rigide de dialogues, de séquences, de réactions ; le drame devient entièrement factice, mais s'assume comme tel. Jusque dans le plus petit détail (Heidi ne renverra jamais un candidat sans lui murmurer, juste à temps pour que la caméra entende, "Aufwiedersehen"), il s'agit donc de créer, non plus un "épisode", mais réellement une occurrence de la même formule. Que reste-t-il donc à regarder ?

Mais qu'y avait-il à regarder avant ? Big Brother déclarait déjà l'invalidité de la séquence, l'inutilité du spectacle. Il ne s'agissait déjà plus de regarder quoi que ce soit ; l'histoire n'existait plus, le scénario, s'il y en avait un, était artificiellement insufflé à l'image par un habile montage. Désormais, le script a pris de l'assurance : il n'est plus déshonorant de reprendre les mêmes phrases, les mêmes plans (les jambes d'Heidi Klum revenant dès qu'on entend "Coming up in Project Runway"). Le naturel n'est plus une catégorie pertinente.

Project Runway, comme America's Next Top model, concerne le monde de la mode : il s'agit de fabriquer un produit qui fera rêver et qui inspirera toute une société ; il s'agit d'inventer quelque chose de "nouveau", de "créatif" et de (comble du compliment dans "Project Runway") "fashion-forward". Voilà donc ce qu'on regarde, et uniquement ça : le produit fini, la robe. Tout le reste sert à introduire, à rythmer, à invoquer la création de la robe. Sans parler même de l'invasion des publicités à l'image, l'ensemble du concept cherche à donner du travail et du monde de la mode un discours rhapsodique, c'est-à-dire insistant, cohérent, convaincant. La robe réussie ne reste pas sur le runway : on la voit passer, elle disparaît, juste le temps d'avoir ébloui tout le monde ; c'est pourquoi on peut quitter le runway si tout va bien ; on peut disparaître de l'image si on a réussi le challenge ; celui qui reste jusqu'au bout, seul, comme dans une tragédie classique, c'est celui qui a créé un désastre. Ce qu'on voit à l'écran, en dernière instance, c'est ce que la mode n'est pas, ne doit pas être. On regarde donc ce qu'il ne faudrait jamais voir nulle part. Soit on est dans le ton, et on récolte les compliments habituels (mais alors on n'occupe pas beaucoup de temps d'antenne, on part en premier) ; soit on crée un vêtement (pèle-mêle) "bizarre", "unflattering", "poorly made", et alors on est au centre de tous les regards, on se fait lourdement critiquer, et le show se referme sur une élimination ; comme pour dire : la mode ne pouvait pas accepter ça.

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